Récit : « À la manière d’un conte pour enfants » par Georges-Frédéric Faux

Publié le: Avr 04 2014 by admin

CHAPITRE 1

 

Raphaël est malheureux.

 

Il travaille dans le service de la surveillance du monde méchant.

 

La grande chef du service s’appelle Assassineuse Virago. Elle est toujours en noir.

 

Elle a de grands cheveux noirs, une grande veste noire avec les pans qui tombent jusque sur les jambes, un grand pantalon noir et de grosses chaussures noires très laides pour donner des coups de pieds aux animaux, et aussi des poils noirs sur les bras.

 

Et surtout, elle a des yeux gris spéciaux qui filtrent les choses heureuses. Elle ne veut voir, elle ne sait voir que le mal et la méchanceté.

 

Elle croit que son travail consiste à trouver partout le mal pour pouvoir interdire. Si elle ne le trouve pas, elle cherche encore plus, et si elle ne trouve pas davantage, elle l’imagine.

 

Raphaël est une grande personne. Il sait que dans le monde il y a des malheurs, des parents pauvres et des enfants qui souffrent. Il sait aussi que les gens très âgés finissent par mourir. Il sait bien que le monde n’est pas parfait.

 

Mais il y a aussi, même dans les pays pauvres, des bébés roses et des mamans qui les serrent tendrement contre elles ; des écoles avec des jeux de marelle et des rires d’enfants ; des hommes et des femmes qui s’aiment et qui se regardent en souriant doucement ; la mer bleue sous le soleil et le clair de lune sur la forêt.

 

Pourtant, Assassineuse Virago ne voit rien de tel. Et c’est pour cela qu’il faudrait tout interdire ?

 

Auparavant, Raphaël était heureux : il travaillait avec beaucoup d’autres gens à construire des usines de bonbons dans tous les pays du monde. Naturellement, les bonbons ne remplacent pas tout ; mais au moins, les enfants qui recevaient ces bonbons étaient contents, et ainsi leurs parents étaient contents. Raphaël avait l’impression d’être utile.

 

Un jour, on lui a dit : « Vous allez travailler sous les ordres de Mademoiselle Assassineuse Virago. Vous lui obéirez. Vous commencez dans dix minutes ».

 

Alors, il a obéi.

 

CHAPITRE 2

 

Mademoiselle Virago a expliqué à Raphaël : « Subordonné, écoutez-moi et prenez note ! Le monde est laid, le monde est sale ! Moi seule suis pure, moi seule suis vertueuse ! Mon rôle sacré est de chasser le mal et de tout interdire ! »

 

Raphaël essaie de répondre, de la raisonner. Mais avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, Mademoiselle Virago crie : « Taisez-vous, subordonné ! Vous êtes nul ! Votre avis est nul ! Il n’y a que moi qui possède la vérité ! Je suis la reine de l’univers… Euh… Je veux dire le chef du service ! Maintenant, sortez, subordonné, j’ai du travail ! »

 

Sur son bureau, il y a des dizaines de téléphones tout noirs et des écrans d’ordinateur sur lesquels passent des ombres sinistres comme des ailes de chauve-souris. Elle est reliée ainsi à des tas d’informateurs qui se font payer très cher pour lui dire du mal du monde.

 

Après les avoir écoutés avec ravissement, elle appelle Raphaël et lui crie : « Subordonné, vous avez entendu ! C’est très grave ! Écrivez sur le champ ! »

 

Il passe donc ses journées à taper des notes pour faire savoir à des gens qui s’en moquent que le roi de Syldavie a pris de l’argent dans le porte-monnaie de la cuisinière (celui qui sert à acheter les carottes), qu’il y aurait des gens malhonnêtes dans la République du bas Agnougnouf-Talchouchoum (beaucoup de gens confondent ce pays avec le Royaume du moyen Agnougnouf-Talchouchoum, mais cela reste une erreur grossière et la preuve d’une grande inculture) et même que le prince de Troulala s’est fourré les doigts dans le nez (c’est assez dégoûtant, il est vrai).

 

Parfois, il entend ses collègues qui viennent tenter de négocier avec Mademoiselle Virago, de lui expliquer que le monde n’est pas si noir. Ils frappent très poliment à la porte de son bureau, passent la tête et disent : « Chère Mademoiselle Virago, bravo pour votre travail. Mais nous voudrions vous parler de … »

 

Elle les interrompt en hurlant : « Taisez-vous ! Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! Vous êtes tous nuls ! Il n’y a que moi qui sache ! Je vous apprendrai ! Je double les peines ! »

 

Ils partent abasourdis et Raphaël baisse la tête sur ses papiers.

 

 

CHAPITRE 3

 

Alors, Raphaël est de plus en plus malheureux. Il s’embête. On pourrait même dire qu’il s’enquiquine. Il fait pourtant son travail sérieusement, mais son esprit s’évade. La nuit, il se prend à rêver de fées, de lutins et de mages. Dans la journée, il a beau se concentrer, il a du mal à ne pas repenser à ses rêves. Et petit à petit, les personnages qu’il a dans la tête depuis qu’il est enfant se précisent, prennent du corps, deviennent vivants dans son esprit.

 

D’ailleurs, quand il était heureux, Raphaël était passionné de science-fiction. Alors, son esprit s’évade encore plus loin. Pendant qu’il écrit ses affreuses notes, il part jusqu’à la planète Zargul, la planète géante aux quatre soleils rouges. C’est là qu’on rencontre le terrible glouglou visqueux et l’affreuse choupette géante, qui peut vous gnognoter d’un seul regard de ses huit yeux bleus. Mais ni le glouglou ni la choupette ni même le monstrosaure à tentacules baveuses ne font de mal à Raphaël, parce qu’ils savent qu’il est gentil et qu’au fond, il les aime bien.

 

Ils s’installent sur un glacier d’ammoniac pour bavarder, et la choupette lit dans l’esprit de Raphaël. Elle est sidérée et furieuse de ce que Mademoiselle Truc ose faire à son ami. Or, il ne faut jamais-jamais mettre une choupette géante de mauvaise humeur ; c’est ce qu’on apprend dès le jardin d’enfants sur Zargul.

 

Ainsi, Raphaël est obligé toute la journée de ne voir que le côté noir des choses, et pendant ce temps une part de lui-même vit avec des lutins, des fées et des monstres d’autres planètes.

 

Est-ce comme cela qu’on devient fou ? pense-t-il. Il le pense d’autant plus que son ordinateur commence à avoir un comportement bizarre : Raphaël a l’impression que souvent il n’obéit plus à certaines touches, et il est persuadé d’avoir vu deux ou trois fois des lutins courir et jouer sur l’écran avec le glouglou pendant qu’il tapait des horreurs. Il s’est caché dans un coin de son bureau et il a entendu un bruit de vaisseau spatial et des rires comme des clochettes qui sortaient de l’unité centrale.

 

 

CHAPITRE 4

 

Un jour, alors que Raphaël se trouve dans le bureau de Mademoiselle Virago qui est de très mauvaise humeur et qui lui fait des reproches en glapissant, un écran s’allume. Raphaël y voit une petite tête de gnome au regard chafouin.

 

Le gnome s’incline d’un air obséquieux et dit : « Mademoiselle Assassineuse (car il l’appelle par son prénom pour la flatter), nous avons trouvé des informations ultrasecrètes et hyper-confidentielles. Nous avons pensé que vous voudriez les connaître avant tout le monde. Mais je dois vous prévenir qu’elles sont assez chères.

 

-Je suis importante ! crie Mademoiselle Virago. Je peux payer ! Dites le à moi seule !

 

– Eh bien, d’après les informations qui sont en notre possession, il y a des gens au Bechwanaland qui ne se lavent pas les mains après être allés faire pipi.

 

Comme nous vous assurons l’exclusivité de cette information capitale, dit le gnome avec un air sournois, nous vous demanderons, chère Mademoiselle, dix-sept millions de scoubidors [1]

 

– Non ! rugit Mademoiselle Virago. Je suis plus importante que ça ! Je peux payer ! Je vous ordonne de me demander trente-quatre millions de scoubidors !

 

– Il en sera fait selon votre bon vouloir, chère mademoiselle, en votre aimable règlement ». Et le gnome se retire avec un vilain sourire en faisant des courbettes.

 

Virago hurle : « Subordonné, écrivez : le Bechwanaland est un pays mauvais et interdit. J’ordonne qu’on y ferme immédiatement nos usines de bonbons ».

 

Raphaël est terrifié. Il a vu des lueurs rouges dans ses yeux gris. Il se demande si elle n’a pas en plus des sabots dans ses vilaines chaussures noires et une queue fourchue.

 

Il revient dans son bureau la mort dans l’âme. Il a travaillé trois ans avec ses collègues pour construire ces usines. Quant ils l’apprennent, ils sont effondrés : à quoi leur sert-il de se donner tout ce mal si le service de surveillance du monde méchant peut tout détruire d’un coup ?

 

Et ils lui en veulent beaucoup, alors que Raphaël n’en peut mais.

 

 

CHAPITRE 5

 

Les jours suivants, Raphaël a commencé une grosse déprime. Il tape ses notes en se disant : « Je n’en peux plus- je n’en peux plus- je n’en peux plus ». Et comme il ne dort plus la nuit, il s’effondre sur son bureau.

 

Alors des milliers de lutins et de fées, le glouglou visqueux, la choupette géante, le monstrosaure et toutes leurs familles et tous leurs copains sortent ensemble de son ordinateur avec un air vengeur.

 

C’est la choupette géante qui a tout organisé. Sa mauvaise humeur ne l’a pas quittée ; au contraire, elle a terriblement grandi, au point de devenir géante elle aussi. Elle a donc fait venir tout le monde de Zargul la veille par rayon supraluminique (c’est à dire que ça va terriblement vite : le temps que tu lises cette phrase, ils sont tous déjà arrivés). Et là, elle dirige une expédition punitive.

 

Ils passent à travers le mur (ça, c’est l’un des trucs que sait faire le glouglou) et envahissent le bureau de mademoiselle Virago, qui est très occupée à consulter ses informateurs de méchanceté. Elle ne les voit pas, parce qu’ils sont heureux et que ses yeux gris spéciaux filtrants ne peuvent pas voir les créatures heureuses.

 

Les fées et les lutins ferment le volet, couvrent les murs de toiles d’araignées, et branchent les téléphones et les ordinateurs les uns aux autres pour que les gnomes se disputent entre eux et pour empêcher Virago d’avoir des contacts avec l’extérieur. Puis ils collent la porte avec un ciment extra-fort.

 

Pendant ce temps, le glouglou, la choupette et tous les monstres extra-terrestres se jettent sur Mademoiselle Virago. Ce qu’ils lui font est trop affreux pour être raconté. Figure-toi qu’ils la glapouttent, qu’ils la décrabillent et même qu’ils la gnognotent.

 

Si on les laissait faire, il ne resterait d’Assassineuse que de petits morceaux tous secs, un peu comme de la chapelure. Mais les fées sont là et elles ont bon cœur. Alors elles interdisent aux monstres de continuer, elles réparent leur victime et elles la recollent avec du sparadrap. Mais elles ont ajouté un charme pour que sa méchanceté ne puisse plus nuire à personne, jamais.

 

 

CHAPITRE 6

 

Depuis ce jour, Mademoiselle Assassineuse Virago n’embête plus personne. Elle est devenue un peu niaiseuse ; il est vrai qu’elle a été gnognotée, et ça, c’est vraiment dur. Elle ne sait plus sortir de son bureau et elle regarde les gnomes se battre en se disant : « Sont-ils méchants ! C’est merveilleux ! Je suis la reine du monde! Non ! Je suis l’impératrice du monde ! »

 

Et Raphaël a recommencé à construire des tas d’usines de bonbons avec ses collègues, qui ne lui en veulent plus parce qu’ils ont compris. Ils ont même trouvé qu’il n’avait pas dû rire beaucoup pendant cette période. Mais heureusement, c’est fini ! Il leur a présenté les lutins, les fées et les habitants de Zargul. Ils ont bien mangé une ou deux personnes de son bureau au début, mais c’était juste pour rire.

 

Et maintenant, on construit beaucoup plus vite les usines. Raphaël a appris à ses lutins l’art d’utiliser les ordinateurs. Ce sont eux qui font toute la frappe et tous les calculs, et lui choisit les couleurs des bonbons.

 

Et c’est le glouglou visqueux qui s’occupe d’emmener tout le monde au Bechwanaland, qui est fort loin. Car un autre de ses trucs favoris est de contracter le temps, de le rétrécir. Il faut quatre secondes pour le voyage et quatorze minutes pour construire une hyper-méga-usine de bonbons. Il est vrai que c’est encore beaucoup. Mais Raphaël travaille avec ses collègues et le glouglou à réduire ce délai. Ils pensent bientôt parvenir à le diviser par dix mille sept cent quatre-vingt-deux ; car il n’y a aucune poésie dans les chiffres ronds.

 


[1] Le scoubidor vaut environ 6,55957 raplaplas-platine.

 

 

 

One Comment to “Récit : « À la manière d’un conte pour enfants » par Georges-Frédéric Faux”

  1. Leila Magui dit :

    Vraiment très mauvais !

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