Récit : « Béatrice » par Paul Mareph

Publié le: Avr 04 2014 by admin

Béatrice, l’une des trois secrétaires, était entrée en pleurs dans mon bureau : « Monsieur, excusez-moi, je suis sûre qu’il est arrivé quelque chose à ma mère. J’ai peur d’y aller seule, ça ne vous ennuierait pas de m’accompagner ? » Elle m’expliqua : depuis quelques jours elle accueillait chez elle sa mère qui habitait un département voisin, elle avait essayé de l’appeler tout l’après-midi et le téléphone ne répondait pas, elle était très inquiète. Je tentai maladroitement de suggérer qu’elle pouvait être endormie ou sortie, mais non, c’était impossible, la sonnerie du téléphone était très puissante et elle avait appelé au moins dix fois. Quant à sortir c’était exclu, elle n’en était pas capable. Je n’insistai pas, je ne voulais pas sembler réticent à rendre le service qu’elle demandait. Il m’apparaissait pour la première fois aussi clairement que dans ce bureau où tout le reste du personnel était féminin, j’étais considéré comme un homme.

 

Je la conduisis chez elle à l’autre bout de la ville, près du port industriel, dans une maison de brique rouge. A travers la porte on entendait de la musique. Nous sommes entrés, nous l’avons trouvée morte devant la télévision qui marchait à plein volume. Elle était assise sur le canapé, appuyée au dossier. Le relâchement musculaire faisait pendre sa mâchoire et sa bouche ainsi ouverte trouait son visage d’une tâche d’ombre un peu dégoûtante. Cela ne ressemblait pas à l’idée que je me faisais de la mort d’une vieille dame dans la maison de sa fille. Autour d’elle, le tissu clair du canapé était mouillé. Ses yeux étaient fermés. Peut-être était-elle morte pendant son sommeil après s’être assoupie devant le poste. Il m’aurait déplu d’avoir à lui fermer les yeux d’un geste assuré comme on voit faire dans les films. J’y avais pensé en entrant et je redoutais ce geste, il me paraissait faux. Elle était encore tiède. Je l’ai prise par les épaules et l’ai allongée sur le divan, c’était une position plus normale pour une morte. Béatrice s’approcha du corps de sa mère et dit qu’il faudrait lui fermer la bouche, pour la famille. « Il ne faut pas qu’elle raidisse dans cette position ».

 

Elle alla chercher une bande Velpeau dans la salle de bain et l’enroula autour du visage de manière à maintenir la bouche fermée. Elle dût s’y reprendre à plusieurs fois, la bande glissait sur les cheveux, tombait sur le front et la bouche s’ouvrait à nouveau. Elle parvint enfin à faire tenir le bandage en le disposant selon le plus grand axe, entre la pointe du menton et le sommet du crâne. Par souci de dignité, elle avait déguisé sa mère en œuf de Pâques.

 

Je ne voyais pas très bien quel pouvait être mon rôle maintenant mais je n’osais pas partir. Je dis qu’il faudrait appeler un médecin pour constater le décès. Elle parut étonnée et dit qu’elle ne voyait pas la nécessité d’un médecin. Elle me demanda si c’était obligatoire, si cela se faisait dans tous les cas. Je répondis oui de façon très affirmative pour ne pas démentir l’expérience qu’elle semblait me prêter en la matière. Elle téléphona donc et je résolus de rester jusqu’à la visite du médecin.

 

Mon silence convenait à la circonstance et n’aurait pas dû m’embarrasser à ce point. Pendant qu’elle préparait du café, j’osais regarder la morte. Je ne l’avais pas connue de son vivant et j’étais troublé par la vision d’un abandon aussi complet. Les quelques morts que j’avais vus jusque là ne m’avaient pas laissé de souvenir marquant. Je n’avais été mis en leur présence qu’au milieu de réunions familiales, alors qu’ils étaient déjà apprêtés pour une cérémonie et s’en trouvaient pour ainsi dire abstraits. Là au contraire, sa présence emplissait la pièce, ses vêtements étaient un peu désordonnés et mon regard, évitant la vision de la tête ridiculement enrubannée, s’attarda sur la tâche mouillée du canapé. Je me souvins d’avoir lu quelque chose sur la prise en charge des corps, le retrait des liquides organiques, les tampons de coton dans les orifices. Je me demandais si la toilette et l’habillage incombaient à la famille ou au personnel des pompes funèbres. J’imaginais les gestes exacts qui seraient nécessaires pour enlever un à un ses vêtements, la laver, la retourner, lui enfiler du linge propre.

 

Béatrice apporta le café sur un plateau avec des biscuits et de la confiture. Nous venions de nous attabler quand le médecin arriva. J’en éprouvai une gêne et me levai. Je restai, tout le temps de sa présence, debout dans le coin de la pièce opposé au canapé comme pour démentir toute intimité, pour marquer ma place d’étranger à la famille. La visite fut brève, le praticien prononça quelques paroles de réconfort mécaniques, perçut le montant d’une consultation et partit.

 

Béatrice, assise en face de moi était maintenant silencieuse. Elle mangeait de la confiture à petites cuillerées rapprochées, avalant rapidement sans mâcher ni prendre le temps d’étaler chaque bouchée sur sa langue. La confiture faisait sur sa bouche une couche brillante qui soulignait les mouvements de ses lèvres. Je cherchais des phrases pour prendre congé.

 

Avec des gestes lents elle enleva ses lunettes, ses boucles d’oreilles, son bracelet et le collier de fantaisie qu’elle portait. Elle avait passé la langue sur ses lèvres mais la gelée sucrée définissait encore, tout autour, un liseré brillant qui agrandissait la bouche. Elle se leva, s’approcha de la morte, et de façon très soudaine éclata en sanglots bruyants. Elle tomba à genoux, arracha la bande Velpeau et se mit à embrasser nerveusement le visage de sa mère en criant des noms affectueux, des mots de petite fille entrecoupés de pleurs et de phrases murmurées où revenait souvent « maman, maman ». La crise ne dura sans doute pas plus de deux ou trois minutes qui furent interminables. Je ne trouvais pas de mots à dire. Je m’étais approché d’elle, j’avais esquissé le geste de la saisir par le bras pour l’aider à se relever comme on dit allons ressaisissez-vous, mais je sus immédiatement que c’était déplacé. Je posai simplement ma main sur son bras nu. Elle s’apaisa comme si elle avait attendu cette présence. Tout ce qu’il y avait de heurté dans ses mouvements se dissipa presque instantanément. Ses gestes ensuite furent lents, souples, d’une gravité un peu appuyée.

 

Elle se redressa et se plaça sur sa mère comme pour la chevaucher, posant ses genoux sur le canapé de part et d’autre du corps. Elle pencha sa tête sur celle de la morte et l’embrassa encore, avec douceur cette fois, pressant d’abord ses lèvres sur les creux du visage où se lisait de la fragilité, sur les paupières surtout, dans l’angle interne où la peau est si fine et si bleue, puis au creux des ailes du nez, et au dessus du menton, sous la bouche maintenant fermée. Elle embrassa ensuite le front et les joues, solennelle et méthodique, attachée peut-être à rétablir l’harmonie de ce visage, à en réparer les désordres outrageants. Enfin elle posa son front sur celui de la morte et sa chevelure se répandit en avant, couvrant de son épais flot noir faiblement ondulé les mèches grises et brunes, collées par endroits, qui portaient les traces d’une coloration ancienne. Sur sa nuque découverte, un duvet dessinait deux ombres parallèles qui estompaient avec douceur la ligne d’implantation des cheveux. Le buste ainsi penché en avant faisait remonter la robe sur les cuisses et tendait l’étoffe sur ses reins comme l’enveloppe fine d’un bourgeon prêt à s’ouvrir. Elle resta ainsi un moment pendant lequel ma main était toujours sur sa peau, la paume sur la naissance de l’épaule, les doigts dans son aisselle humide.

 

Elle s’est relevée et s’est brusquement collée contre moi. Elle m’a entouré de ses bras et m’a pressé sur son corps chaud en semblant chercher la plus grande surface de contact possible. Elle a chuchoté « reste avec moi » puis m’a embrassé longuement, inscrivant sur mon cou la brûlure de sa bouche vivante.

Elle a dit « viens », je l’ai suivie dans la pièce voisine. Elle a enlevé fiévreusement sa robe d’été sous laquelle la poitrine était nue et elle m’a déshabillé, arrachant presque mes vêtements, puis nous avons basculé sur son lit étroit. Elle s’est redressée sur un coude et a murmuré il y a trop de silence. Sur la table de nuit, il y avait un réveil de voyage, des gélules, un thermomètre médical et aussi un transistor dont elle a enfoncé le bouton. Une bouillie sonore a aussitôt saturé la chambre, une romance sucrée d’une latinité outrancière dont la basse faisait vibrer les vitres, le cadre métallique du lit et jusqu’à nos poitrines.

 

Longtemps nous nous sommes parcourus, aiguisant le désir du bout des ongles sur les épaules, le dos, le ventre, à la pointe des seins, dessinant à la pulpe du doigt les chemins sinueux d’une géographie ardente. Puis nous ne nous sommes plus dépris. Une fringale de chair chaude et souple nous rivait l’un à l’autre, frénétiques, avides de nous dévorer, de nous lécher, de nous sucer, sans jamais pouvoir nous rassasier, véhéments à faire frémir et crier toute la dentelle nerveuse tapie sous la peau aux places les plus secrètes, émus aux larmes des battements de sang cueillis des lèvres aux creux les plus tendres.

 

Nous avons roulé sur la moquette tremblants et frottant nos joues mouillées dans le vacarme. Elle s’est agenouillée et elle a dit enlève ma culotte et elle a répété culotte, ce mot gorgé d’enfance où, sous la feinte mièvrerie de la finale en « otte », le cul dissimule sa somptueuse obscénité. Toujours à genoux, elle m’a tourné le dos. Elle s’est penchée en avant, les coudes posés sur le sol et j’ai descendu sa culotte à mi-cuisse, pavillon baissé de ses dernières pudeurs, doux et chiffonné, disant de tous ses plis l’absolu de son abandon. J’ai écarté de mes paumes les hémisphères de chair blonde, épanouissant l’œillet brun où j’ai abouché mes lèvres, plongeant ma langue dans ses fronces comme pour en déplisser la corolle, forçant déjà, doucement, sa plus secrète porte. Elle a gémi alors et dit des mots violents, des mots d’ordure et de feu, dans un souffle d’abord, puis avec des cris, fouettant le désir dans une langue sauvage. Elle a cambré les reins, ronde et ouverte, avant de m’intimer : viens, viens. Je l’ai prise ainsi jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que la violence agonise et nous fuie en soubresauts désespérés nous laissant sur le sol, le silence revenu, pâles et les mains jointes, défaits, rompus, poissés dans la fadeur chlorée.

 

Plus tard, quand la fraîcheur du soir nous enveloppait, je considérai ma vie avec la lucidité coupante d’après jouir et je comptai les années passées dans cette ville laborieuse et grise, depuis qu’un matin de février, longtemps auparavant, j’étais descendu du train pour venir prendre cet emploi inutile et terne ; depuis que je regardais passer ma vie comme si rien de tout cela n’était réel, comme si je ne vivais que le brouillon d’une vraie vie à venir ; depuis que, loin de Paris et des brillantes carrières, loin des stratégies ambitieuses où mes anciens condisciples donnaient la pleine mesure d’eux-mêmes, faisaient des enfants et investissaient dans la pierre, j’avais fini, moi, par ne rien faire que trouver ce trou et m’y tapir, ivre de paresse et de défaite. Demain et les jours suivants encore, je retournerais au bureau où je retrouverais Béatrice qui ne me tutoierait plus.

 

Je me rhabillai et quittai la pièce furtivement. En passant près du canapé je ne pus m’empêcher de poser encore un regard sur la morte. La tête était légèrement inclinée, la bouche s’était rouverte.

(P. Mareph)

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