Chaud-froid par Jean-Jacques Driewir

Publié le: Avr 17 2015 by Anita Coppet

« J’en ai entendu des histoires, au long de ma carrière… »
Regard amusé, presque bienveillant, le commissaire Langlois avait cessé de jouer les majorettes avec son stylo et mis fin à l’enregistrement.
« …Mais là…! Honnêtement, vous pensiez que j’allais avaler un truc pareil, Mr Bréguand ? Vous ne manquez vraiment pas d’air ! Ce dont je ne doute pas, c’est qu’en cellule vous allez avoir tout le temps de donner libre cours à votre imagination. »

Je ne pouvais pas lui en vouloir, à ce flic, moi aussi j’avais du mal à accepter le fait que tout ça ce soit réellement produit.

 

La veille, 17 août, rue des Cordelliers

Je rentrais chez moi après une semaine de thalasso à Carnac où j’étais sensé me ressourcer, m’affûter les neurones pour reprendre l’écriture de mon prochain scénario, mais le resto gastronomique – en face du centre thermal, on se demande bien pourquoi ! – avait lamentablement fait basculer l’aiguille dans le rouge. On ne se refait pas ! Il faut dire que mon manque de prédilection pour la flotte est un paramètre que j’aurais dû prendre plus sérieusement en compte quand Sarah – ma petite douce, partie quelques jours avec le chat chez sa mère – m’avait vendu les bienfaits d’une cure marine. De longues balades matinales sous le crachin breton m’auraient suffisamment humecté. Plus propices à la méditation et moins coûteuses.

J’arrivais donc en vrac… L’immeuble, comme le quartier à cette période de l’année, était désert ; pas un chat, même pas le mien qui aurait sûrement apprécié la grève des éboueurs car, si le soleil débordait, les poubelles aussi. Je décidai d’aller d’abord saluer mon voisin l’écrivain qui lui ne quitte jamais sa tanière, sauf pour faire le plein de pinard, de café et de biscottes. Chez lui, côté croque, il n’y a pas de quoi crier viens voir. En revanche il n’a pas son pareil pour dégoter des bons crus abordables ; souvent, nous nous chiffonnons cordialement le mental à la lueur d’un joli Gevrey Chambertin ou d’un sublime Pessac-Léognan. (Sarah désapprouve…).

J’étais curieux de savoir ce qu’était devenu le personnage qu’il m’avait demandé de concocter pour son dernier bouquin, “Journal d’un tueur”, que je n’avais pas encore lu.
Sur le palier, vu la chaleur qui régnait, sa porte entrouverte ne m’étonna pas ; il avait dû faire courant d’air pour une petite sieste réparatrice sur son fauteuil de dentiste. Côté déco aussi il est spécial, un peu excessif peut-être, en tout cas très original.
En entrant dans son capharnaüm au relent de ménagerie j’ai eu un sacré choc… Les yeux exorbités, la langue démesurée d’un veau à l’étalage, le cordon bleu des doubles rideaux autour du cou (lui qui ne portait jamais de cravate !), il ne se réveillerait jamais. Complètement sonné, paralysé, je me demandais dans quelle histoire il avait bien pu tremper pour se faire refroidir quand un froissement de papier m’attira dans le salon. Frisson d’angoisse ! Un type avec des gants de chirurgien – la cinquantaine poivre et sel, costard noir sur tee-shirt blanc impeccable, chaussures de jazz Repetto – lisait, confortablement installé sur l’antique fauteuil crapaud d’Antoine. Etonnament calme, pas du tout surpris, il leva un œil du petit carnet rouge que j’ai tout de suite reconnu – j’y campais des personnages que mon copain m’empruntait –, il le posa, sourit et lâcha.
– Ne craignez rien Mr Bréguand, je n’ai rien contre vous, c’est même l’inverse en vérité. Je suis désolé de vous avoir fait perdre un ami, mais il était bien trop susceptible pour accepter mes commentaires sur son bouquin, et gueulait avec une voix de fausset qu’ “un écrivain est un dieu, qu’il écrit ce qu’il veut comme il veut…” Quelle arrogance ! D’ordinaire très mesuré, je suis sorti de mes gonds et ça a mal tourné. Jusqu’ici j’avais pourtant apprécié ses romans et à la lecture de votre petit carnet, je m’aperçois qu’il vous devait beaucoup.

Avec mon métier, il en faut pour m’impressionner, mais là je n’étais plus dans mes fictions, je flippais sec et jugeais plus prudent de la boucler. Le tueur reprit.
– Vous lui aviez pourtant dessiné un killer intéressant : un type qui efface les pourris, un Robin des bois New Wave, bibliophile, mélomane, amateur d’art, raffiné, discret, subtile… un artiste. Tout à fait moi ! Et finalement, dans son histoire me voilà réduit à un banal tueur à gages ! D’ailleurs, quand on y songe, il vous a trahi vous aussi. La trahison m’insupporte, me donne envie de tuer, alors je tue ! Ça représente un travail énorme, vous savez.
J’osai un sourire timide qui voulait signifier que j’étais flatté, qu’il avait raison, qu’il pouvait compter sur ma loyauté. Ça sembla marcher. J’étais terrifié. Il poursuivit
– Ce que j’aime, voyez-vous, c’est le baroque, l’inattendu. Il me semble que vous-même n’êtes pas insensible à ces notions et je sens que sous votre plume ma biographie aurait du panache.

Je me disais que tout ça devenait de plus en plus dingue ; ce type engagé dans des considérations littéraires, mon voisin Antoine – qu’il avait trucidé – mort dans la pièce à côté. Et puis j’ai pensé aux flics. Forcément il y aurait les flics, qui à part les empreintes de mon voisin ne trouveraient que les miennes. J’étais dans un sacré merdier.
Comme s’il avait lu dans mes pensées, le type enchaîna.
–  Détendez-vous Mr Bréguand, je conçois votre inconfort, mais si vous suivez mes conseils à la lettre, tout se passera sans problème. Allez voir les flics, dites-leurs la stricte vérité et laissez venir la suite. Vous ne resterez pas en prison plus d’un jour ou deux, faites-moi confiance, et à votre retour nous pourrons entamer une collaboration des plus productives. Sur le plan littéraire, s’entend ! Qu’en pensez-vous ?
Estomaqué, je pensais au lapin pris dans les phares d’un bolide. Je gardais ça pour moi, fallait pas casser l’ambiance, le mec avait prouvé qu’il pouvait être dangereusement définitif.
Il était grand temps de boire un coup ; garder le mode cordial à tout prix, ne pas le contrarier. Je devais me jeter à l’eau !
– Eh bien, cher monsieur… comment dois-je vous appeler ?
– On verra ça plus tard, les noms ne manquent pas.
– D’accord…Vous, je ne sais pas, mais moi j’ai besoin d’un verre.
– C’est bien naturel. Trinquons à votre nouvel avenir !
Après trois verres de Chardonnay glacé (il y en avait toujours dans le frigo d’Antoine), mes idées n’étaient pas plus claires mais mon palpitant avait repris un rythme syndical. Le tueur proposa alors de me déposer à la P J… ! me confiant qu’il avait gardé la Porsche d’un “client récent” ; veule avocat véreux, racketteur de putes. Il lui avait “donné sa punition” dans le garage de sa villa d’Antibes :
– J’étais en repérage chez ce pourri quand je l’entends arriver. J’ai dû improviser. Avec succès.

 

19 août, midi, quai des Orfèvres

Les remontées du chiottard de la cellule m’avaient fait gerber le sandwich à la “Vache qui rit” (façon chambre à air fourrée mastic) qu’ils avaient eu la bonté de m’offrir la veille au soir. Nuit affreuse où j’ai dû m’assoupir et me réveiller je ne sais combien de fois, avec des crampes d’estomac, une vilaine sensation de manque, la perte de notion du temps – lampe allumée en permanence – et le ressassement en boucles des derniers évènements. J’aurais bien apprécié une douche brûlante suivie d’une mousse bien fraîche mais les normes carcérales n’avaient visiblement pas évolué depuis ma dernière visite (il y a vingt ans, chopé par les Stups à la sortie d’un concert, pour possession d’un mini joint d’herbe !). J’étais plutôt à coté de mes pompes quand la porte s’est ouverte sur le commissaire Langlois flanqué d’un flic en uniforme. Je ne lisais rien d’encourageant sur leurs visages. Langlois lança d’un ton sarcastique au sous-fifre qui s’apprêtait à me menotter:
– Non, Fargeot, monsieur est invité.
Je n’étais pas sûr d’apprécier cette notion, en l’occurrence.
Il congédia le sbire et m’invita à le suivre, couloirs après couloirs, dans la lumière jaunasse. Dépassant la salle d’interrogatoire, il me gratifia d’une tape sur l’épaule et dit soudain très cordial.
– Vous êtes libre Mr Bréguand. J’ai eu des nouvelles de votre tueur au costume noir ce matin. Etrange personnage, que j’ai trouvé plutôt convaincant. Il m’a avoué que le meurtre de votre ami était en quelque sorte une bavure, qu’il s’était inhabituellement emporté, et qu’en outre ses idées sur la justice n’étaient pas si différentes des miennes, sauf que moi, englué dans les procédures, j’étais moins efficace. Il y a quelques années j’aurais pu en prendre ombrage, mais à six mois de la retraite, avec toutes les couleuvres que je me suis avalées, j’ai dû reconnaître qu’il n’avait pas tort. Vous étiez mon seul suspect, bien que vous n’ayez aucun mobile, et le type m’a donné suffisamment de précisions pour abandonner les poursuites contre vous. Voilà, Mr Bréguand, vous allez pouvoir continuer à vous adonner à l’écriture en toute liberté, et s’il vous prenait l’envie de raconter la vie d’un flic, je suis votre homme. Bon, vous devez avoir faim… et soif, je suppose ! Je vous emmène déjeuner. Allons chez Paul, c’est à deux pas.
Curieux excès de cordialité de la part d’un flic ! Il avait peut-être le sentiment de devoir se faire pardonner. J’ai crû que j’allais m’envoler. Je l’aurais presque embrassé. J’ai simplement dit : « avec plaisir ! »

Chez Paul, les fumets m’indiquèrent que la cuisine devait être fort respectable. L’aimable serveuse – robe noire décolletée manches courtes et tablier blanc – nous conduisit à une petite salle privée qui vraisemblablement était la place attitrée du commissaire ; discret petit salon crème et bordeaux, les fenêtres donnant sur la Seine. Nappe blanche damassée, couverts en argent, verres en cristal, la table était dressée pour quatre. Devant mon regard interrogateur, Langlois expliqua :
– J’attends un ami et un collègue qui ne devraient pas tarder. Ça ne vous dérange pas ? Je lui fis signe que non, il aurait pu inviter la terre entière, j’avais une faim de loup. Et pas seulement ! Subodorant mon souhait le plus immédiat, il reprit.
– Qu’est-ce qui vous ferait plaisir en apéritif ?
– Je ne serais pas contre un kir royal. Dans un grand verre à jus de fruit si possible, osai je.
– Mariette, deux kirs XXL s’il vous plait.
Langlois vérifia l’heure à sa montre, me fit signe de m’asseoir et s’installa lui aussi. Heureusement que j’étais assis, parce que je serais sûrement tombé sur le cul en voyant soudain arriver les deux gus. Hilares. Antoine et son tueur… ! Après un instant d’hébétude, j’étais prêt à me foutre en colère, mais j’ai finalement décidé d’être beau joueur et m’exclamai en souriant.
– Bande d’enfoirés, vous m’avez bien baisé. Antoine, tu m’avais caché que tu fréquentais les flics !
Langlois justifia.
– Antoine est un vieil ami. Comme il le fait avec vous, il me met parfois à contribution pour ses bouquins. Cette fois, c’était pour vous faire une bonne blague, et je constate avec bonheur que vous prenez ça plutôt bien. Quant à cet élégant “personnage” en costume noir, c’est mon médecin légiste. Embaumeur à ses heures…
Mariette revint avec les apéros et accepta gentiment d’échanger mon kir contre un quadruple punch bien tassé. Pour moi c’était viscéralement plus adapté à la circonstance. Au menu, “Langue de veau sauce gribiche”… Décidément, Antoine et ses complices avaient de la suite dans les idées !

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