L’objet du scandale par Laurent Houel

Publié le: Avr 27 2015 by Anita Coppet

Comme souvent le lundi matin avant de démarrer une semaine de boulot de plus au compteur, j’avais pris un café en bas avec Jean Marc, le temps de faire le point sur les derniers soubresauts du groupe qui changeait de gouvernance. Pour moi qui commençait à m’ennuyer ferme  à mon poste, l’arrivée de Philippe Martinez à la tête de l’entreprise était une opportunité à saisir.

En remontant de la cafétéria, devant les ascenseurs, j’ai entendu le bruissement reconnaissable de la rumeur. A l’unisson, les privilégiés du parking, ceux qui pouvaient garer leur véhicule en sous sol et s’épargner les transports en commun, à savoir les cadres niveau 7 et plus, prenaient le temps d’échanger avant de monter dans les étages et d’y distiller la nouvelle.

– Salut Christophe, bon week end ? Dis moi, tou viens du parking ? Tou l’as vue au premier sous sol ?

Celle qui me parle avec un léger accent, c’est Montse, catalane expatriée qui coûte une fortune au groupe, mais qui selon les initiés descend de la famille fondatrice. C’est probablement vrai, tant son incompétence à son poste est notoirement connue. Le tout étant de la maintenir dans une fonction relativement inoffensive afin d’éviter les catastrophes. Montse a néanmoins des qualités, à commencer par une propension à tout savoir quant à la vie du groupe et à ne pas garder pour elle ses précieuses infos. C’est tout juste si « la concierge », comme elle ignore en revanche qu’on l’appelle, n’est pas au courant des nominations avant que l’idée même n’effleure les supérieurs hiérarchiques des heureux élus.

– Vue qui ?

– Pero, Eric, ne te fous pas de moi, tu n’as pas pu louper cela. A gauche, au premier sous sol, sur la place 42 là ou Bernard se gare habituellement, et bien, je peux te dire que ce matin, ce n’est pas son Espace pourrie qui est là.

– Il a changé de caisse ? Ce n’est quand même pas la nouvelle du siècle !

Montse lève les yeux au ciel, et reprend :

– Je ne sais pas si c’est lui qui a changé de caisse, mais je peux te dire que la nouvelle fait un peu tâche dans cette étable à Renault… C’est une Porsche, et pas n’importe laquelle, une 991 GT3 qui doit taper les 450 chevaux.

Autre signe de sa descendance probable de la famille fondatrice, Montse n’a pas besoin de travailler, elle est blindée. Et dépense entre autre son argent en voitures de sport. En ce lundi de Mai, son expertise va lui apporter une tribune…

A côté, ascenseur de droite, Antoine échange avec Catherine de la comptabilité, elle aussi a vu l’engin.

– Elle est vraiment belle, en tous les cas. Bleu nuit et décapotable je crois, elle a l’air neuve. Il paraît que c’est un modèle assez rare, une vraie bête de course.

« Il paraît ». Il n’est que 9h, et déjà, « il paraît ».

Je suis redescendu à la cafétéria vers 10h, après une première visio-conférence qui m’avait isolé du flux des conversations irriguant le siège.

– Bonjour Christophe, comme d’habitude, une noisette ?

– Oui merci, parfait

– Vous l’avez vu, vous, l’engin ? Apparemment le nouveau DG s’est payé une Porsche ?

– Euh, non, j’en ai entendu parler mais cela m’étonnerait vraiment que ce soit à lui. Sincèrement, vous imaginez Philippe Martinez au volant d’une Porsche ?

– Qui d’autre ?

– Je ne sais pas, moi, un visiteur qui se sera trompé d’étage, on ne va pas en faire toute une histoire non plus.

Il y avait plus de monde que d’ordinaire aux tables ou sur les canapés à cette heure ci. J’ai vite compris que le bolide intrus était devenu le sujet de la plupart des discussions post week-end, se substituant pour les hommes aux résultats du championnat de football, pour les femmes à de nombreux sujets plus variés dans lesquels revenaient souvent leur progéniture et ses exploits.

C’était comme un corps étranger hostile qui avait pénétré notre sous-sol.

– Tu te rends compte, le prix que cela coûte une voiture pareille ? C’est indécent.

– Tu as raison, et puis à côté de tout le parc auto choisi pour ses émissions basses en CO2, c’est quand même de la provocation. Tu sais ce que cela consomme une Porsche ?

– C’est dingue quand même, il y’en a qui n’ont peur de rien.

J’ai émis à nouveau l’idée en passant qu’il s’agissait sans doute d’un visiteur, et avec un clin d’œil :

– Vous ne seriez pas jaloux par hasard ?

Concerts de protestations vertueuses, « mais comment peux tu penser cela, bien sur que non, quelle idée » ! L’un n’avait plus de voiture car il considèrait cela inutile, l’autre n’utilisait qu’Autolib parce que c’est électrique, et Christelle qui trouvait cela « d’un parvenu » absolu d’avoir une Porsche, et prononça le mot comme on crache. De vrais petits Robespierre en puissance au service de la vertu moderne, serviteurs dévoués du développement durable en mode austère et robe de bure.

L’alien avait pénétré les entrailles de l’entreprise mère, les globules blancs se mettaient en ordre de marche. Et d’abord la nécessité du diagnostic, comprendre par qui le mal arrive.

 

– Tu viens avec nous Christophe, on va l’observer de plus près, on saura peut être si comme tu le dis c’est un visiteur ! Lui, si il cherche à faire du business avec nous, c’est raté !

Jacques prend la tête des conjurés, petit groupe de cinq qui choisit de remettre à plus tard la journée de travail.

 

Tapie dans l’ombre, place 42 premier sous-sol, la GT est belle. Montse avait raison, un modèle 991, dont le moteur doit feuler quand on le pousse dans les courbes. Une fois la lumière allumée, les gouttes de pluie sur la carrosserie lancent des reflets, comme une parure sublimant le bleu profond de l’aluminium. On ne voit qu’elle, animal racé au milieu des véhicules de fonction sages, guépard dans un troupeau de vaches. Le scandale, somme toute.

 

– Bon, et bien il n’y a rien d’apparent sur les sièges, et puis les vitres sont teintées, je ne vois pas grand chose lance Christelle dans le rôle de l’Inquisitrice. Pas étonnant de sa part, mais un peu inquiétant quand on sait qu’elle tient les dossiers médicaux des salariés du siège.

– Peut être, mais en tous les cas, il est de chez nous.

– Tu vois cela comment Christophe ? Cela m’étonnerait quand même !

– Explique moi alors pourquoi il a l’autocollant du groupe sur son pare brise…

Le petit groupe de conspirateurs s’est tu, abasourdi et choqué, puis chacun a fait chemin vers son bureau.

A la fin de la journée, des grappes de collaborateurs apparaissaient deci delà, la chasse à l’homme avait commencé. Certains parlaient de faire le guet dans le parking, d’autres émettaient déjà des hypothèses, le nom de Philippe revenait parfois mais l’incrédulité dominait encore. La plupart des managers tentaient de raisonner leurs troupes, plus curieux quant à eux que déstabilisés, qui pouvait bien s’offrir un tel joujou et surtout l’exposer ainsi en pâture en territoire ennemi ?

Vers 20h la Porsche était toujours là, et les rangs des irréductibles commençaient à se clairsemer, pas question de rater  leur série sur Canal.

A 22h toujours pas de mouvement du bolide. Les plus ardents pourfendeurs du plaisir se lassèrent, non sans avoir laissé un message sur le pare brise, « enlèvement demandé ».

Vers 3 heures du matin les gardiens entendirent un vrombissement en sous sol, mais ne purent identifier le conducteur sur leurs écrans de contrôle, éblouis par le plein phares déclenché par l’inconnu

 

Le calme revint partiellement le lendemain, quand le parking retrouva sa configuration habituelle, l’Espace de Bernard sur la place 42, et pas de Porsche à l’horizon.

A l’entrée du parking, quelques personnes faisaient le pied de grue entre 8h et 9h, espérant « choper » comme ils le disaient l’inconnu à la Porsche, un horaire qui les changeait beaucoup de leur arrivée habituelle paresseuse vers 9h30. L’envie abrège le sommeil.

Je pus aussi noter à la cafeteria les efforts de ceux qui tentaient de recouper les informations sur les voyages de nos dirigeants pour identifier qui était présent hier mais absent aujourd’hui. Rapidement, leurs assistantes mirent un blackout sur l’information et les déductions savantes firent long feu.

Le mercredi, les lève-tôt d’un jour ne tinrent pas la distance, et il me semblât que comme pour les informations télévisées qui se chassent les unes les autres, la conversation avait maintenant migré vers d’autres sujets, notamment la baisse du cours de l’action, dont je m’étonnais qu’il intéresse tant ceux qui n’en possédait aucune.

 

Après ce démarrage en trombe, la semaine reprenait donc un cours normal et l’on s’approchait du week-end.

Ce jeudi, le nouveau DG avait réuni les troupes dans le grand amphithéâtre pour un discours fondateur sur les nouveaux engagements du groupe en matière de développement durable à « horizon 2020 », sorte de galop d’essai avant la finalisation du projet auquel j’avais participé, et la présentation de celui-ci à la presse. Une heure d’un speech bien construit et clair suivi d’un cocktail où tout le siège était invité, pour « remettre au cœur des préoccupations de chacun son engagement personnel dans le cadre du projet du groupe ».

Une fois monté sur scène, Philippe Martinez a pris l’audience par les sentiments, rappelant nos valeurs, nos réalisations déjà obtenues, cette diminution de notre empreinte carbone remarquable, nos projets sociétaux, puis tel un évangéliste galvanisant ses ouailles, il est entré en dialogue avec les salariés. Chacun s’est mis à réciter le nouveau credo de l’ambition 2020, les paroles affichées sur l’écran central de l’amphi. Le tout finissant en clameur, ne manquait plus qu’un « amen » de conclusion. Autant j’étais un fervent supporter des engagements, autant le côté prêche façon secte me troublait quelque peu.

 

– C’est clair que pour cette histoire de bagnole, cela ne peut pas être Philippe ! Il est formidable, tu ne trouves pas ?

A côté de moi, Véronique a les yeux brillants, c’est l’extase de Ste Thérèse personnifiée. Elle qui vit avec son chat a trouvé matière à fantasmer.

– Oui, oui c’est bien ce qu’il fait. Le projet est solide, on va ramer pour y arriver, mais c’est bien.

C’est le vendredi que l’éruption s’est déclenchée. Forcément, après l’évangile selon Saint Philippe, la coïncidence semblait impossible.

Je me suis fait alpaguer par Montse dès 8h45. Devant les ascenseurs, on se serait cru au Speaker’s corner de Hyde Park, avec la catalane volcanique dans son meilleure rôle, colporteuse de rumeurs.

– Christophe, ça a recommencé, putain le mec est fou, après le discours d’hier tu te rends compte !

– Mais quoi encore, écoute j’ai une réunion qui va démarrer de quoi tu parles ?

– Mais va au parking mon ami, tu verras, je te dis que ça a recommencé !

Je n’étais pas seul à faire le chemin, c’était comme un pèlerinage. Il fallait faire la queue devant l’unique ascenseur descendant au sous-sol, alors comme quelques autres disciples, j’ai pris l’escalier. Au premier sous-sol, place 42, un nouveau bolide narguait la foule. Comme la première fois, l’autocollant groupe était collé en haut à gauche sur le pare-brise, pas de doute. Cette fois, c’était une Maserati Ghibli, dernière née de la firme au trident, d’un noir de jais, les vitres sombres, les jantes rutilantes sans aucune tâche ni rayure, une belle pécheresse italienne faite pour engloutir les kilomètres et l’essence.

 

Oubliées les réunions, l’assemblée tenait conseil dans le parking, il s’agissait d’établir qui était le propriétaire de la bête, statut irréconciliable avec les valeurs du groupe. Des plans s’échafaudaient, des tribuns insoupçonnés se découvraient. On décidait de se retrouver à 14h à la Cafeteria pour les premiers résultats. Rien n’était encore affirmé quant au sort réservé au coupable, et d’ailleurs quel pouvait-il être, mais comment coexister au siège avec cette meute dans le futur ?

Les phares d’une voiture éclairèrent la Maserati un bref instant, mettant en valeur ses courbes diaboliques, avant que le véhicule qui descendait la rampe d’accès ne s’arrêta, bloqué par la foule. Michelle, directrice des Ressources Humaines, en sortit et demanda ce qu’il se passait, inquiète. Rapidement mise au courant, elle tenta bien de calmer tout le monde, rappelant avec raison que chacun était parfaitement libre de choisir sa voiture. Tentant un brin d’humour, elle insista sur le fait que le groupe ne forçait personne à se déplacer en char à bœuf, puis devant les vociférations de certains, se fit plus autoritaire et enjoignit à tous de retourner travailler.

 

La journée fut chaotique.

Michelle fit poster 2 gardiens devant la Maserati pour éviter les dégradations. A 14h, c’est un rassemblement d’envergure qui eut lieu à la cafeteria, dans laquelle on avait à la hâte monté une estrade. Pour une fois certains délégués syndicaux défendirent le groupe et ses valeurs, pour mieux pourfendre l’inconnu qui les bafouait selon eux, dans un retournement de veste virtuose. Ils furent dépassés par les pasionarias écologistes engagées dans les projets de replantation de forêts en Amazonie auxquels collaborait le groupe, vouant le conducteur irresponsable aux gémonies.

Mais personne n’avait pu identifier qui avait osé. On avait bien visionné les bandes du PC sécurité, mais savoir que la Ghibli avait pénétré le parking à 6h45 n’aidait en rien, les vitres fumées ne laissaient rien deviner. Aucune caméra n’étant présente dans les sous-sols, c’était chou blanc. Les techniciens de surface avaient été interrogés, eux seuls étant présents dans les étages à cette heure matinale, mais aucun n’avait croisé qui que ce soit. Ou peut être que si, mais ils ne voulaient rien dire, voilà l’hypothèse qui se faisait jour, alors il fallait les forcer !

– Vous allez faire quoi, les torturer ?

– Laisse nous faire, Christophe, ce n’est pas ton affaire.

– Je ne vois pas en quoi, écoutez cela devient ridicule, vous avez entendu Michelle ce matin, vous lui reprochez quoi exactement à cette personne ? Et vous allez lui faire quoi quand vous l’aurez trouvée ?

Murmures dans les rangs, hésitations, puis Vincent, contrôleur de gestion de la division Maquillage :

– On verra bien, d’abord on la trouve, et ensuite on verra.

 

Philippe a fini par être mis au courant, parce que là ça dégénérait à toute vitesse. Les gardiens au sous-sol ont demandé du renfort, et bientôt des flics sont arrivés, puis repartis parce que « ce n’était quand même pas leur problème ». Alors des vigiles sont venus, ils ont balancé deux trois mandales et les choses se sont calmées.

 

Les plus enragés ont alors décidé de faire un blocus autour du siège, pour filtrer les sorties du parking, et fouiller tout le monde à la sortie piéton au cas où pris de trouille, le dingue à la Maserati essayerait de partir par là, on trouverait bien ses clés dans sa poche. Certains ont bien objecté qu’il pouvait les laisser au bureau, cela n’a pas suffit.

 

Alors Philippe et Michelle, DG et DRH, sont descendus et ont commencé à dire que si cela continuait comme cela, il y aurait des sanctions. La négociation a commencé avec les délégués syndicaux qui ont accepté de ne plus filtrer la sortie piéton, mais pour le parking le blocus était de mise et il durerait tant qu’il le faudrait. J’ai entendu Michelle grommeler qu’il faudrait tous les virer ces connards, et je n’ai pas été le seul. Elle a fortement accusé le coup quand le délégué l’a menacée d’une grève à l’usine, et s’est confondue en excuses. Un type de la CGT lui a ensuite demandé d’ouvrir son sac pour vérifier si elle n’avait pas des clés de voiture de sport, elle a répondu que c’était complètement stupide puisqu’il savait bien qu’elle était arrivée comme d’habitude avec sa Scénic vers 9 heures, et là le type s’est cabré et elle a été séquestrée dans son bureau.

 

C’était exactement comme j’avais prévu, en pire même. Je suis monté au 8eme, pour aller voir Philippe maintenant que Michelle n’était plus disponible.

– Philippe, je crois qu’il faut qu’on parle.

– Putain, Christophe, je ne suis pas sur que ce soit le moment, tu as vu le bordel ? Je ne sais vraiment pas comment on va sortir de là.

– Et bien justement, je suis là pour ça.

J’ai fermé la porte de son bureau, puis j’ai sorti de ma poche les clés de la Ghibli et je lui ai mises sous le nez.

– C’est toi ? Mais pourquoi ? Je ne comprends pas.

– J’ai parié sur la connerie insondable de quelques meneurs, et apparemment je n’ai pas eu tort. Les 2 bagnoles appartiennent à un pote, je les ai empruntées. Tu vois maintenant ce qu’il peut se passer quand on les titille un peu, tes ayatollahs pétris de jalousie ! Alors imagine qu’ils apprennent pour ton hors-bord en Méditerranée, ce serait compliqué, non ? Saint Philippe, apôtre de la bonne gouvernance responsable !

Philippe a pâli, je pense qu’il a vu un instant sa tête au bout d’une pique. Au delà du hors-bord, il y’avait aussi quelques voitures, dont l’une…

– Tu ne t’es douté de rien avec la Ghibli ? Sacré coïncidence, quand même ! Quand je pense que tu as la même…

– Bon, tu veux quoi ?

– Scénario idéal : tu as identifié le coupable, tu le vires pour une raison légitime mais bien entendu légalement intenable, donc chèque. Conséquent, le chèque, of course. Et évidemment, tu me fais sortir d’ici sans encombre avec la Ghibli. Et je ne dis rien pour tes dérives coupables.

– Mais tu as su comment ?

– Tu imagines bien que quand tu es arrivé en venant d’un groupe moins regardant, j’ai un peu enquêté. Tu te planques bien, mais pas tant que cela, tu devrais faire plus attention. Si tu veux je pourrai te donner des conseils…

– Fumier !

– Bon, pour le chèque, ce sera 3 ans de salaire avec bonus intégré. Et tu fais sauter ma clause de non concurrence. Tiens, voilà mon badge. Pour les autres affaires, je vous les ferais parvenir, je ne pense pas qu’il soit bon que je reste plus longtemps.

 

La négociation a été rapide. Le soir même je partais sous une escorte de motards de la police, Phiiippe ayant mobilisé son ami le préfèt, accompagné  des huées de quelques irréductibles. Je pris un selfie pour immortaliser le moment, puis demandai à mon chauffeur de faire un détour par les quais de Paris, avant de me déposer chez moi.

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