Rencontre inachevée par Marc Jérusalem

Publié le: Avr 17 2015 by Anita Coppet

Nos chemins se sont croisés un soir d’automne de l’année 2001 dans  les Jardins de la Villa Borghèse. Je  profitais de la douceur automnale à l’ombre des  allées du  parc  où la rumeur de la ville s’atténuait. J’avançais plongé dans mes pensées, le cœur léger lorsqu’au détour d’un chemin je l’aperçue. Assise  sur un banc, elle lisait. Sentant ma présence,  elle a levé les yeux en m’adressant un sourire  et m’a regardé longuement. Interloqué, ne sachant trop quoi dire, je l’ai interrogée  sur sa lecture. Elle fit alors un geste de la main pour m’inviter à m’asseoir à  ses côtés. Nous avons parlé de littérature, de tout et de rien. Je venais de faire connaissance avec  Emmanuela.

J’ai vite réalisé que je prenais plaisir à converser avec cette  jeune femme drôle et enjouée. Accaparés par nos discussions,  nous ne nous étions pas rendu  compte que le jour déclinait. Ni l’un ni l’autre ne voulions  rompre la magie de ces premiers instants. Emmanuela m’a proposé de passer prendre un verre chez elle pour prolonger  cette belle soirée.  Je me suis empressé d’accepter. La conversation s’est poursuivi sur un mode animé et joyeux,  notre passion commune pour la politique semblait déjà nous rapprocher. Emmanuela réagissait avec passion et ferveur lorsque nous évoquions les conflits qui persistaient dans plusieurs régions  du monde. J’aimais déjà  son  enthousiasme, sa soif de justice pour les souffrances des peuples opprimés.

Je pris congé  après une soirée bien arrosée, tout en ayant  convenu d’un prochain rendez-vous.  J’étais  transporté par son charme et sa gaité.  Je me nourrissais des paroles  d’Emmanuela et de sa joie de vivre dès lors que nous étions réunis. Un trouble de ravissement m’envahissait  à chacune de nos rencontres.

Les jours, les semaines passèrent  sans l’ombre d’un nuage. D’un tempérament  plutôt capricieux et impatient,  je m’étonnais moi-même qu’aucune tension ou querelle ne soit venue ternir notre relation.

L’été suivant notre première rencontre approchait. Profitant des longues et douces  soirées estivales, nous arpentions les allées  du  jardin et devisions sans nous  soucier  des heures qui défilaient.

Un soir de la fin juillet, un violent orage éclata tandis que je me rendais chez Emmanuela pour fêter ses 35 printemps. Lorsque la porte s’ouvrit, j’eu l’impression qu’une ombre voilait son regard, elle  n’avait plus son air enjoué habituel. C’était à peine perceptible, mais je me dis en moi-même qu’une  contrariété ou une mauvaise nouvelle l’avait perturbée. Durant le repas, elle mangea peu,  elle était distraite, plongée dans ses pensées. Intrigué, je finis par la  presser de questions pour tenter de comprendre d’où venait ce trouble.

Elle ne répondit  pas immédiatement, puis se prit la tête dans les mains. Elle  finit par me dire  que le dernier résultat de ses analyses n’était pas très bon. Je ne comprenais toujours pas. J’insistais,  elle me fit alors  le récit du mal qui la  rongeait. Elle n’avait pas souhaité  le dévoiler plus tôt pour nous  préserver et ne pas projeter d’ombre sur notre relation.

Mon sang se glaça intérieurement, j’étais  à cent lieues de m’attendre à  une telle révélation.  Je m’efforçais de faire bonne figure et de camoufler mon émoi et ma surprise. Etant médecin, je présumais qu’elle  n’ignorait rien de  sa  pathologie. Elle  m’expliqua ensuite  qu’aucun traitement  ne permettait de lutter efficacement  contre cette maladie. La médecine ne parvenait qu’à ralentir l’évolution de ce mal pernicieux qui rongeait l’organisme à  petit feu.

Les questions se bousculaient dans ma tête, serais-je en mesure de l’accompagner dans ce combat, cette lutte contre le mal. Je m’efforçais de la  rassurer; nos liens étaient déjà si forts que je ne pouvais imaginer que cet élément nouveau puisse rompre l’harmonie régnant  entre nous. Je crois même que cette nouvelle  renforça mon attachement et les sentiments que je ressentais pour elle. Je voulais la  protéger, être à  ses côtés. Nous lutterions ensemble.

Après cette révélation, nous avons longuement parlé, Emmanuela a  évoqué  les traitements  qui lui seraient prescrits.  Je m’efforçais de ne pas laisser transparaître mon inquiétude. Je me devais d’être fort  pour la soutenir.  Les mois suivants furent ponctués de visites et d’examens médicaux. Un professeur de médecine renommé préconisa  un nouveau traitement censé  soulager et retarder l’évolution de la maladie.

Je la sentais sceptique, apportant peu de crédit aux dires de ce professeur. Je protestais, tout en veillant à  ne pas la  heurter. Je voulais la convaincre de faire davantage confiance à la médecine. Je craignais qu’elle  cesse de se battre et renonce aux soins.

Nous sortions beaucoup  au théâtre, au cinéma, pour oublier ce quotidien pesant. Je tentais de me persuader que l’état de son psychisme pourrait influer sur l’évolution du mal et préserver ses forces aussi bien physiques que morales. Elle  semblait bien résister jusqu’à présent, je voulais croire aux effets bénéfiques du traitement. Ce répit se prolongea jusqu’au Noël de l’année 2002.

Quelques jours après le Nouvel An, un changement sensible s’opéra dans son état de santé. Il fallut recourir à des traitements plus lourds, elle maigrissait à  vue d’œil, ce qui augmenta mon inquiétude. Je me résolus à contacter  son médecin, qui décida de l’hospitaliser pour procéder à des examens complémentaires.

Avant son hospitalisation, Emmanuela me disait souvent qu’elle n’avait pas l’intention de  servir  de  cobaye pour la science. Elle quitta  l’hôpital après deux semaines de traitement. Ses forces s’amenuisèrent  peu à peu, mais elle résistait  et ne se laissait pas abattre. Elle ne pouvait à présent plus marcher  sans un  support  pour préserver sa mobilité.  Qu’à cela ne tienne, mon bras serait son bâton de soutien, je la  serrerai contre moi, la chérirai  davantage. Et nous reprendrons nos promenades dans les Jardins de la Villa Borghèse. J’accorderai mon rythme sur le sien. Un pâle sourire éclairait son visage lorsque nous arpentions les allées du Jardin.

Je luttais intérieurement pour ne pas envisager le pire. Je voulais qu’elle vive, que nous surmontions ensemble cette épreuve. J’avais décidé de prendre un congé sabbatique pour être plus présent à  ses côtés. J’étais trop inquiet lorsque je m’éloignais.  Je ressentais le besoin de l’entourer, de redoubler  de tendresse envers elle.

Je me disais que tout l’amour que j’éprouvais pour elle  la sauverait. Etait-ce un vœu pieux ?

Mais la maladie poursuivait son œuvre. Le  jour arriva où  elle n’eut même plus la force de se lever. Je dus appeler les urgences qui dépêchèrent une ambulance pour la conduire à l’hôpital. Je l’accompagnai et restai près d’elle jusqu’à l’aube.

 

Je pus parler au professeur durant la matinée. Je sentais qu’il pesait chaque mot pour me ménager. Il parvint à me dire qu’il fallait se préparer à aborder une phase difficile de la maladie. En dépit des traitements, le virus agressait toujours plus  l’organisme. Le professeur me précisa qu’il ferait en sorte qu’elle ne souffre pas trop. Mais je devais m’armer de courage pour affronter les semaines suivantes.

Les  jours suivants  furent très éprouvants. Ses forces  déclinèrent  tant et plus. Elle demeurait allongée, sans parler, le regard fixe. Elle  ne put bientôt plus se  lever.  Je passais mes journées à ses côtés, lui parlais, mais n’obtenais pas de réponse de sa part. J’aurais voulu m’allonger contre elle, ne plus la  quitter. Je ne parvenais pas à quitter la chambre lorsque le jour déclinait.

Sachant que la fin était proche, je voulais profiter de chaque minute, chaque seconde en sa  présence. J’étais convaincu en mon for intérieur qu’elle avait conscience de ma présence à ses côtés.

Puis le jour arriva où elle sombra dans un coma profond. L’infirmière de garde me prit à part par le bras et m’expliqua qu’elle ne se  réveillerait probablement pas. Je ne pouvais à présent plus l’atteindre, Emmanuela avait tiré sa révérence sans un souffle, en silence. Assis au bord du lit, je me mis  à pleurer doucement,  longuement.

Je quittai l’hôpital à l’aube et me mis à errer  sans but. Je  pensais que la marche me ferait du bien, m’aiderait peut-être  à encaisser le coup, à ne pas lâcher prise.

Durant les premiers mois qui suivirent sa disparition, je me jetais à corps perdu dans mon travail. Je tentais de m’étourdir pour faire face à cette absence, ce vide. Le souvenir des  mois de bonheur vécus m’obsédait. Comment pourrais-je survivre après son départ ?

Au fur et à mesure que les mois passaient, je réalisais  que je m’étais installé dans un état de langueur, qui s’apparentait à une dépression que je refusais d’admettre. Je ne m’en sortais pas, tournais en rond, n’avais plus d’entrain pour entreprendre quoi que soit. Seul, mon travail me maintenait à flot. C’était ma drogue, ma bouée de sauvetage pour ne pas sombrer et me perdre.

Un an passa sans grand changement au niveau de mon état dépressif. J’étais  à bout de force, physiquement et moralement. Je pris alors conscience qu’il était temps de réagir, je ne pouvais plus continuer à vivre ainsi.

Un beau matin au réveil,  j’eu soudain un déclic qui se révéla  être salutaire. Je me mis à réfléchir longuement à cette vie de loup solitaire que je menais. Il était temps de changer de vie et d’envisager mon existence sur d’autres bases. Pourquoi ne pas envisager un voyage durant quelques mois ? Mes finances me le permettaient et je pouvais négocier un congé sabbatique.  Je rêvais depuis nombre d’années de découvrir le pays du Soleil Levant.

Cette décision m’aida à me ressaisir. Je consacrais les semaines qui suivirent à préparer ce  voyage. Je passerai  deux mois au Japon. Mon séjour sur place se déroula au mieux, j’étais fasciné par ce mélange de modernisme et de traditions propres à ce pays. Je parcourus l’archipel  nippon  dans tous les sens, j’avais le sentiment de me fondre dans cette société, même si j’en ignorais les codes.

Je ressentis de nouveau un bien-être apaisé  avec  le sentiment de refaire surface. Je reprenais goût à la vie.

Le  mode de vie, le raffinement des jardins, les séjours dans  les temples bouddhiques et shintoïstes m’aidèrent à retrouver un calme intérieur, que je croyais perdu  à tout jamais.

Je pouvais à présent évoquer le souvenir d’Emmanuela plus sereinement, sans m’effondrer. Le  chagrin qui m’envahissait auparavant s’était atténué. Etait-ce la fréquentation des temples bouddhistes qui m’avaient permis de retrouver une certaine sérénité ? Peut-être.  Mon être psychique et physique s’était revigoré au contact d’une civilisation que je découvrais et m’efforçais de comprendre.

J’étais de nouveau prêt à redémarrer et poursuivre ma route vers d’autres horizons.

3 Comments to “Rencontre inachevée par Marc Jérusalem”

  1. Bry dit :

    Très jolie histoire! Texte émouvant ,apaisant ,écriture légère et agréable!!! On ne lis pas ,on vit l’amour de ce couple rencontre par hasard!!! J’aile

  2. marie-laure dit :

    Adresse Postale
    RUE DU GRAND MOULIN 50240 ST JAMES
    Très belle histoire peut être une histoire vraie.
    Belle rencontre entre un homme et une femme
    et malheureusement la maladie arrive. Description très bien faite de la souffrance à la fois de la malade et du conjoint.
    J’aimerais lire la suite.

    • Anita Coppet dit :

      C’est un beau compliment « avoir envie de lire la suite » Je transmets à l’intéressé qui au bout de 14 semaines de notre atelier en ligne a écrit cette nouvelle qui vous a touchée. Merci Marie-Laure

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