« Barbara, rappelle-toi… » Geneviève Munier

Publié le: Sep 12 2018 by Anita Coppet

L’été était arrivé par surprise. En ce mercredi 21 juin 1960, après des jours et des jours pluvieux et presque froids, Brest titubait sous le soleil. Barbara en avait profité pour aller courir du côté de la rade. Revenue à la maison, elle avait pris sa douche, s’était habillée légèrement et s’était régalée d’une salade composée et de fruits frais. A quatorze heures, alors qu’elle se reposait sur le canapé du salon, sa mère était rentrée de l’hôpital. Infirmière, elle faisait les trois huit et cette semaine-là était « du matin » comme on disait. Elle avait rapidement avalé un sandwich dans le bus du retour.

–         N’oublie pas que nous sortons ce soir. Il faudra que tu te fasses belle dit-elle en passant la porte.

–         Bonjour, maman, répondit Barbara en enlaçant sa mère tendrement. Oui, merci, j’ai bien couru et oui, je me souviens. Ne t’inquiète pas, je serai prête à 20 heures. Et toi, pas trop fatiguée ?

–         Oh ! tu sais, avec deux grosses urgences dans la matinée, je n’ai pas arrêté de courir, non plus. Je file me reposer. A tout à l’heure.

Barbara lui fit un clin d’œil. Non, elle n’avait pas oublié. Elle se souvenait parfaitement qu’aujourd’hui, 21 juin, jour de son anniversaire, une belle soirée s’annonçait. Cette journée avait toujours représenté un moment important pour ses parents et avait donné lieu à des fêtes toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Objet de toutes leurs attentions, Barbara avait été un poupon fragile arrivé trop tôt, ce qui avait failli lui coûter la vie ainsi qu’à sa mère. Après les premières heures de cette naissance difficile, une belle accalmie s’était installée jusqu’au moment de choisir son prénom. Marie voulait appeler son enfant Barbara. Briac, son père, né à Brest, de parents brestois, préférait Gwen, Gwen comme la blancheur de peau de sa petite boule de neige selon son expression favorite. Et puis Gwen Le Guyader c’était autre chose que Barbara Le Guyader ! Marie avait pourtant remporté la bataille. Forcément, expliquait Briac, c’est toujours elle qui gagne ! Il se consola en déclarant que pour sa part, elle serait sa Gwen.

Son entrée à l’école avait marqué un tournant dans sa vie de petite fille. Au milieu des Soizic, Annaïck, Katell, ou autre Maiwenn, elle avait vite été moquée et même surnommée « l’étrangère ». Pourtant, elle était jolie Barbara. Ses boucles d’or frôlant ses épaules, sa peau couleur d’opale, ses yeux du même vert que celui de la mer les jours d’orage attiraient l’œil. Et puis, on aurait dit une liane se déplaçant d’arbre en arbre. Toujours en mouvement, toujours sur la pointe des pieds à essayer d’attraper la lune. Elle rêvait d’être grande, elle rêvait de courir plus vite que son ombre, elle rêvait d’être une reine, de prendre sa revanche sur toutes ces bécasses qu’elle préférait ignorer. Et, en attendant son jour de gloire, elle se contentait de faire virevolter les jupes toujours fascinantes que sa mère lui avait confectionnées. Elle tournait et tournait sur elle-même comme les derviches tourneurs qu’elle avait vus un jour à la télévision. Elle ne disait rien, ne se plaignait pas, ne racontait jamais, en rentrant le soir à la maison, ce qu’elle avait enduré, les mots qu’elle avait entendus, ceux qu’elle avait tus. Elle refusait d’inquiéter ses parents. Ils avaient suffisamment de soucis et de travail. Sa maman et ses nuits à l’hôpital et Briac toujours sur son bateau de pêche pour trois fois rien, comme il le serinait à chaque retour de campagne en haute mer. Ils avaient trainé le chalut pendant des heures et n’avaient rien remonté d’important. La paye serait encore bien faible ce mois-ci.

Mais La fillette adorait son père et se contentait du peu qu’on lui donnait. Et sa maman était débrouillarde, elle faisait beaucoup avec peu. Briac, qui admirait sa femme, le répétait à l’envi. L’intellectuelle l’appelait-il. Forcément, elle avait fait des études elle, elle était allée à l’école d’infirmières. Lui, allez hop ! Sur le bateau avec son père dès son quatorzième anniversaire. Et pas de vacances ! Il était courageux, Briac, et serviable avec ça. Entre ces deux personnes fières et vaillantes, Barbara grandissait en sagesse. Mais était-elle heureuse ?

–         A quoi penses-tu, lui demandait souvent sa mère

–         A la mort de Louis XVI, ironisait son père

–         A rien, rétorquait-elle la plupart du temps ou alors, elle prétendait se réciter une leçon dans la tête.

En réalité elle se demandait toujours si ses parents s’aimaient vraiment. Son père adulait Marie mais elle ? Même si elle ne connaissait encore rien des choses de la vie, la fillette n’était pas bête. Elle voyait bien qu’ils ne s’embrassaient jamais, qu’ils ne s’adressaient pas la parole. Et que jamais ils ne parlaient d’avant, d’avant elle. Si son père se plaisait parfois à lui raconter ses pêches lointaines à bord du chalutier et lui avait confié dès l’enfance les mystères de la pêche, sa mère, en revanche, ne faisait jamais référence à son origine parisienne. Souvent, elle essayait d’en savoir plus…

–         Dis, maman, c’était comment Paris, et la Tour Eiffel, tu es montée jusqu’en haut ? Et pourquoi tu es venue toute seule en Bretagne ? Et ta maman ? Et ton papa ? Ils vivent toujours à Paris ?

… sans résultats.

Du côté paternel, tout était limpide. Le père de Briac, comme beaucoup de marins, avait disparu en mer une nuit de tempête. Sa femme l’avait suivi de peu, rongée par un chagrin qu’elle n’avait pas réussi à surmonter. Mais des parents de Marie, Barbara ignorait tout et les quelques questions posées étaient toujours balayées d’un revers de main irrité. L’enfant n’insistait pas, et le lendemain oubliait, la vie continuait, ils partaient travailler et elle retournait dans l’enfer de l’école.

Heureusement, après quelques années sombres, elle s’était retrouvée en classe de sixième et libérée. Elle n’avait eu qu’à traverser la rue pour passer du « petit lycée » qui regroupait les classes élémentaires au « grand lycée » où se déroulaient les études secondaires. A partir de ce moment-là, perdue dans la masse, personne n’avait plus fait attention à son prénom et elle avait retrouvé la paix. Elle n’avait aucunement modifié ses habitudes et s’était contentée de travailler, travailler et travailler encore. Passionnée de lecture, elle dévorait romans et poésies à toute heure du jour et même de la nuit. Ses notes lui valaient l’admiration de ses parents et surtout de son père. Lui qu’elle aimait tant et qui l’adorait. Il fallait voir l’extase dans ses yeux posés sur elle. Pourtant Barbara, elle, y décelait toujours autre chose, comme un nuage gris qui cachait le bleu de son ciel, une absence, une douleur. Dans ces cas-là, elle se jetait dans ses bras, pour sentir sa chaleur et oublier son regard. Et puis ses peurs s’estompaient.

Une mer d’huile, sa vie, et, tout à coup, le naufrage. Ce jour de mai il y avait un peu plus de deux ans, un jour plein de vent qui soufflait en tempête depuis la nuit précédente. Elle rentrait de cours et malgré ses seize ans sautillait comme une gamine, scrutant ses chaussures, luttant contre les rafales qui la ballotaient d’un bord à l’autre du trottoir. Elle avait étudié un poème quelques minutes auparavant.  Jacques Prévert, l’auteur, dont elle n’avait jamais entendu parler avait mis des mots sur son prénom, comme s’il la connaissait. Elle se répétait les vers depuis son cours de français et visualisait déjà la scène. Elle ouvrait la porte, sa mère serait là à l’attendre et à peine passé le seuil, elle réciterait le texte dont les mots chantaient dans sa tête. Elle imaginait son sourire, l’entendait battre des mains, fière et ravie. Oh, c’est sûr, elle ne le connaîtrait certainement pas. Mais tout ce qui touchait à sa fille semblait tenir du miracle. Justement elle arrivait. Mais en se dirigeant vers le salon « Rappelle-toi, Barbara » était resté dans sa gorge. Le spectacle qu’elle découvrait la figea sur place. Sa mère était là, assise dans un fauteuil, entourée de voisines vêtues de noir, toutes des femmes de pêcheurs. Barbara avait regardé Marie, les épaules affaissées, un mouchoir blanc à la main, les yeux pleins de larmes.

–         Où est papa ? hurla Barbara

Dans un brouillard indescriptible, elle apprit que le Breizhzef avait fait naufrage dans la nuit et coulé. Aucun membre de l’équipage n’avait été retrouvé. PERI, PERI EN MER. Combien de fois avait-elle lu cette expression dans le journal ? Combien de fois, petite, s’était-elle interrogée sur son sens ?

–         Ça veut dire qu’il ne reviendra pas ? Ça veut dire que je ne le reverrai pas ? Mais je ne lui ai pas dit au revoir. Il est parti trop tôt hier matin, quand je dormais encore. Je veux le voir, tout de suite.

Elle s’était rapprochée de sa mère. Assises toutes les deux elles s’étaient pris les mains et avaient continué de pleurer. Leur chagrin, insupportable, ne pouvait souffrir le partage. Petit à petit les voisines étaient parties, les laissant à leur peine. Elles s’étaient alors couchées l’une près de l’autre, mais cette nuit-là n’avaient pu dormir. « Perdu corps et biens. Le Breizhzef a péri en mer, la nuit dernière », cette phrase faisait la une du Télégramme le lendemain avec en premier plan une photo du bateau et dessous son équipage au grand complet et souriant. Quelques jours plus tard une cérémonie avait été organisée. Les bannières avaient été sorties et la population, partie de l’église vers la mer en procession, avait rendu un ultime hommage à ses marins. Sur l’océan, étonnamment calme, les couronnes de fleurs jetées par les familles flottaient tristement. Le prêtre de la paroisse Sainte Trinité avait béni les vivants et les morts. Puis tous s’en étaient retournés. Marie et Barbara avaient refusé de se rendre au café voisin pour le verre du souvenir. Elles préféraient se remémorer seules, en silence. Dans leur tête, Briac était toujours là, taiseux et fatigué mais présent. Barbara se rappelait ses mains calleuses à force de tirer sur les filets, mais légères et douces lorsqu’elles passaient tendrement sur sa joue. Ses bras hâlés par le soleil, qui l’entouraient, la protégeaient, l’engloutissaient parfois.

–         Arrête, Papa, tu m’étouffes, lui disait-elle.

–         Mais c’est parce que je t’aime ma Gwen, ma petite boule de neige.

Et il riait, lui aussi. Et voilà qu’elle n’entendrait plus son rire, n’étoufferait plus sous ses baisers. Et puis, les jours, les semaines et les mois avaient passé. Sa tristesse était toujours là mais elle pleurait moins souvent, et sa mère plus du tout. Si Marie avait versé quelques larmes à l’annonce du naufrage, elles s’étaient rapidement taries. Elle avait repris le cours de son existence, partait à l’hôpital, en revenait, faisait les courses, la cuisine, le repassage. Elle s’occupait de Barbara, tentait de la consoler, essayait de la faire rire, l’emmenait au cinéma.

Quelque chose avait changé.  Elle qui s’exprimait si peu du temps où son mari vivait, était devenue une vraie pipelette. En rentrant du Lycée, Barbara la trouvait le plus souvent attablée devant un café en compagnie d’une voisine ou d’une autre. Et ça riait, et ça gloussait ! Et puis elle avait très vite remisé les vêtements noirs du deuil. Elle s’était lancée dans des achats, des jupes – tiens, un peu plus courtes qu’avant, semblait-il – de jolis pulls colorés, des dentelles et de magnifiques escarpins. Elle quittait la maison, le sourire aux lèvres, joyeuse comme un pinson, ondulant sur ses talons, son sac flottant sur l’épaule. Que lui arrivait-il ? Barbara se posait à nouveau la question. Ses parents s’étaient-ils vraiment aimés ? Ou plutôt, sa mère avait-elle aimé son père ? C’est vrai, elle y avait déjà pensé quand, petite, elle se rendait compte de leur attitude, convenue, sans complicité, froide. Tout de même, pouvait-on oublier en si peu de temps un homme auquel on avait été marié pendant des années. Mais dans la famille Le Guyader, ces choses-là n’étaient pas abordées. De sentiments, il n’était jamais question. S’avouer amoureux, impossible, le clamer encore moins. C’est peut-être pour ça que Barbara n’avait jamais répondu aux sourires des garçons. Elle s’en gardait comme si quelque chose la retenait. Sa beauté, son élégance, sa classe même faisaient des envieuses, mais elle n’en jouait pas. Elle restait une fille de marin, même s’il n’était plus là, celle qui cherchait refuge dans les bras de son père. L’éducation qu’il lui avait donnée l’attestait, car c’était bien lui qui lui avait enseigné la modestie, la politesse, la discrétion. C’était en elle et sa mère n’y changerait rien. Cette dernière était différente, plus instruite certes, Briac le savait, mais plus ambitieuse aussi, plus encline à sortir et faire la fête. Barbara en était certaine désormais, un fossé avait bien existé entre ses parents.

Il lui suffisait de revoir son père survolant « son » Télégramme, à la recherche le plus souvent d’un nom dans la rubrique mortuaire. Il n’était pas question de louper les obsèques d’un ancien de ses coéquipiers du Breizhzef. Sa mère, elle, avait toujours un livre à la main. Barbara avait aussi remarqué qu’elle devenait souvent rêveuse. Elle la voyait sourire, le regard arrêté sur des mots. Mais jamais elles n’avaient échangé sur ces lectures. Et surtout, Marie n’avait jamais lu en présence de son mari. Dès qu’il était sur le point de rentrer, elle rangeait ses ouvrages. Avait-elle peur de le gêner ? Craignait-elle qu’il se sente inférieur, redoutait-elle de l’humilier ? Et ce fameux poème que Barbara avait appris en cours n’avait jamais été récité. Briac était mort, tout comme les mots qu’elle voulait dire ce jour-là.

–         Alors, ma chérie, que fais-tu ? Tu as vu l’heure ?

Marie venait de débarquer dans le salon, tonitruante. Elle avait bien dormi et se sentait dans une forme éblouissante. Mais Barbara se demanda ce qui se passait. Elle avait dû somnoler, elle aussi, à force de penser.

–         Maman, tu m’as fait peur ! Oui, je sais, il est déjà dix-neuf heures. Ne t’inquiète pas, je t’ai dit que je serais prête. Il ne me faut pas deux heures non plus pour me changer. Et puis, ce n’est pas la Reine d’Angleterre qui nous reçoit, j’imagine.

–         Non bien sûr, mais cette soirée est très importante. Tu te rappelles que tu as dix-huit ans aujourd’hui ?

–         Oui, ça je m’en souviens. Je me souviens aussi que papa n’est plus là et que ce soir, il ne me prendra pas dans ses bras.

Sa mère avait alors souri tristement, comme prise d’une grande lassitude. Elle n’avait pas trouvé les mots et elle était sortie de la pièce sans répondre. Barbara était montée dans sa chambre. Qu’allait-elle porter pour cette grande soirée annoncée ? Elle ne connaissait rien du lieu ni du programme. Facile pour trouver la tenue correcte ! Tenue correcte exigée, d’accord. Sa mère voulait qu’elle fasse sensation ? Elle allait s’y employer. Dans son armoire, elle choisit alors un pantalon noir. Son tissu léger et fluide soulignerait parfaitement ses hanches fines et danserait le long de ses jambes. Elle enfila de très jolis escarpins en cuir vernis et brillant. Aussitôt sa silhouette parut plus élancée et sa démarche aérienne. Ne lui restait plus qu’à dénicher le « petit haut » qui magnifierait le tout. Elle jeta son dévolu sur un caraco de dentelle blanche. Il lui prenait parfaitement la taille et ses manches courtes dévoilaient joliment ses bras musclés et légèrement hâlés. Le décolleté discret ajoutait un côté petite fille sage qui complétait son regard mystérieux. Un maquillage léger illumina ses traits fins. Elle se trouva parfaite après avoir accroché une hermine en guise de broche et passé son pendentif en forme de Triskel. Un pendentif en or offert par son père pour ses quinze ans. Ainsi, ce soir, non seulement elle serait belle, non seulement son père l’accompagnerait, non seulement de là-haut il l’admirerait, mais elle crierait son amour de la Bretagne, en noir et blanc comme le fameux Gwenn Ha Du. En un mot, ce soir, elle serait Gwen.

Marie ne fit aucune remarque en la voyant mais Barbara comprit qu’elle n’approuvait pas son choix. Elle, resplendissait dans une robe légère et fleurie, agrémentée d’une ceinture dorée assortie à ses sandales. Le contraste entre la mère et la fille était saisissant. Le bonheur affleurait sur les lèvres de la première, une certaine tristesse se dégageait du regard de la seconde. Barbara avait dix-huit ans mais elle ne semblait pas enchantée à l’idée de fêter ce bel âge. Il lui manquait l’essentiel : son père. Elles quittèrent la maison sans un mot. Dans la rue, les gens, les garçons surtout, se retournaient sur ces deux femmes élégantes. Au bout de quelques pas, Marie avoua à sa fille qu’elle l’emmenait à L’Imaginaire, rue de Siam, un restaurant étoilé, récemment ouvert et qui déjà défrayait la chronique dans les magazines culinaires. Un excellent restaurant et en plus dans une rue mythique de la ville ! Eberluée, Barbara resta muette. Comment sa mère avait-elle deviné qu’elle en rêvait ? Plusieurs de ses copains avaient raconté leurs agapes à cette table, décrivant avec soin chaque plat comme un tableau de maître. Aussitôt sa mélancolie s’envola. Elle plaqua un baiser sur la joue de sa mère, et la prit par la main.  Sans s’en rendre compte, elle allongea même le pas. Tout à coup, il lui tardait d’arriver.

A quelques pas du restaurant, Marie sembla ralentir, le visage marqué d’une certaine tension, mais sa fille ne s’en aperçut pas, toute impatiente de fouler la moquette épaisse de ce paradis. L’imaginaire… tout un poème.  A cette heure, le restaurant était encore désert. Seul un homme occupait une table au fond de la salle. A leur entrée, il avait tourné la tête dans leur direction, souriant, une cigarette se consumant seule au bord de ses lèvres. Ses cheveux, blancs, étaient drus et parfaitement ordonnés. Son regard doux, cerclé d’or, les scrutait. A la grande surprise de Barbara, Marie se dirigea vers cette table, à pas lents, ses yeux rivés sur l’homme avec une tendresse infinie. D’abord interdite, elle suivit sa mère. Celle-ci s’arrêta devant l’homme et se tourna vers sa fille. De grosses larmes roulaient sur ses joues.

–         Ma chérie, je te demande pardon, je n’ai jamais réussi à te le dire. Mais aujourd’hui, il faut que tu saches. Je te présente Pierre, Pierre… les mots étaient difficiles à prononcer. Voilà, j’aurais tant voulu… je ne pouvais pas… je t’en prie, ne m’en veux pas.

Les yeux écarquillés, Barbara attendait, silencieuse. Elle ne comprenait rien. C’était son anniversaire, la soirée devait être joyeuse. Marie avait tant insisté sur son caractère exceptionnel, sur l’importance de leur beauté. Elle semblait si radieuse dans la rue… Qui était cet homme qu’elle n’avait jamais vu ? Que signifiait sa présence à cette jolie table ronde recouverte d’une nappe blanche, dressée pour trois et décorée pour une grande fête ? Il ne s’était pas levé à leur approche, visiblement intimidé, et s’était contenté d’un petit signe de la main. Et Marie restait là, interdite, frappée de mutisme.

Et soudain, le regard bienveillant de l’homme, enfin… de Pierre, avait eu raison de ses peurs et elle avait commencé à parler, parler, parler. Elle avait tout raconté d’une traite… son jeune âge, elle avait dix-sept-ans, sa famille, des intellectuels, père journaliste pour un grand magazine politique de l’époque, mère professeur de lettres à la Sorbonne, ses études à elle dans un grand lycée et Pierre ! Pierre était son professeur de Français, il était plus âgé qu’elle, certes, mais il la fascinait. Pierre et son amour de la poésie, Pierre et son admiration pour la belle écriture, Pierre et cette fameuse Barbara, les rues de Brest sous la pluie. La voix de Pierre sur ces mots, la pluie qui tombait, la beauté des femmes, les rues de la ville et l’amour, surtout l’amour. Ils avaient succombé à ses flèches acérées et très vite s’étaient régulièrement retrouvés en cachette.

Un jour… elle s’était rendue compte qu’elle était enceinte mais Pierre, lui, était déjà marié. Et ses parents, informés, avaient tout de suite pris les choses en main. Une fille-mère ! vous vous rendez compte, dans leur milieu ! Elle fut vite « expédiée », oui, c’est bien ça, expédiée chez une amie du couple à Brest justement, quelle ironie, le temps que les choses s’arrangent. Elle n’avait pas revu Pierre, était partie comme une voleuse et s’était installée dans un réduit sans fenêtre mis à sa disposition par ladite amie. Il n’était plus question, naturellement, d’étudier à l’université, elle devait gagner sa vie et celle du bébé au plus vite. Elle avait réussi le concours d’entrée à l’école d’infirmière et le directeur, compréhensif, avait accepté de l’accueillir dans son état. Elle avait eu la chance de rencontrer Briac très rapidement, par hasard, dans la rue, la fameuse rue de Siam, alors qu’elle venait de chuter sur le trottoir. Ils s’étaient revus, il l’avait tout de suite aimée. Elle ne lui avait rien caché et pourtant il lui avait proposé de l’épouser. Il fallait absolument donner un père au bébé. Il l’avait même reconnue … Pierre avait été informé de la naissance de Barbara et Marie lui avait régulièrement transmis des nouvelles de leur fille. Briac avait accepté cette situation, il aimait tellement sa femme et encore plus cette petite fille tombée du ciel. Barbara, pour lui restait sa Gwen, sa boule de neige. Et Briac était mort…

Marie s’était tue. Ses larmes avaient cessé de couler. Elle restait là hébétée, toujours debout.

La jeune fille n’avait pas bougé. Ses yeux couleur de mer avaient viré au noir et luttaient contre un océan de larmes prêt à déferler. Ils passaient de sa mère à Pierre, perplexes, interrogateurs, incrédules. Pas un mot ne pouvait franchir la barrière de ses lèvres… tout se mélangeait. Qu’allait-elle faire maintenant ? La détresse de sa mère, son chagrin immense, ses regrets, la difficulté qu’elle avait eu à raconter son histoire la touchaient au plus profond. Mais lui revenaient aussi la tendresse, les caresses, les mots doux, les histoires, l’amour de ce père de substitution, le seul qu’elle ait connu jusqu’à ce jour. Comment avait-il pu l’aimer autant en sachant qu’elle était la fille d’un autre ?  Et ce Pierre, qu’éprouvait-il en ce moment précis où, pour la première fois, à dix-huit ans, il faisait sa connaissance ? Comment avait-il vécu toutes ces années, relié à elle par de simples photos et de parcimonieuses nouvelles ? Qu’attendait-il d’elle ? Que pouvait-elle lui donner ? Elle restait là, désemparée, la tête pleine de questions sans réponses.

C’est alors que Marie avait sorti une enveloppe de son sac et l’avait tendue à Barbara.

–         C’est de la part de Briac. Il t’a écrit cette lettre il y a longtemps. Il devait te la donner le jour de tes dix-huit ans. C’est son cadeau.

Fébrile, Barbara s’était assise et avait ouvert l’enveloppe. Les mots dansaient devant ses yeux, l’écriture était tremblée, malhabile, celle de quelqu’un peu habitué à manier le stylo. Mais elle avait lu le message jusqu’à son point final, et un sourire avait petit à petit affleuré ses lèvres. Elle avait tranquillement replié la feuille légèrement humide de ses pleurs et avait relevé la tête, fière et sûre d’elle. Elle avait porté son regard sur sa mère d’abord, puis sur Pierre, un regard tendre et bienveillant.

–         Bon, j’ai dix-huit ans aujourd’hui ! Maman, je ne me suis pas mise sur mon trente-et-un pour rien. Tu as prévu le champagne, j’espère ! Pierre, merci de m’accorder un peu de temps, je vais essayer.

Grâce à Briac, il ne pleuvrait pas sans cesse sur Brest ce soir-là.

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