« Il faut que l’on veuille pour vous ». ‘Victor’

Publié le: Juil 29 2019 by admin

A l’adolescence l’espèce humaine est fragile : certains mots peuvent tuer. Le silence aussi !

Je doublais ma seconde année de classe préparatoire aux grandes écoles dans un contexte absurde. Aux concours, l’épreuve orale de biologie, dotée du plus fort coefficient, faisait appel à une connaissance encyclopédique : j’avais réussi à ingurgiter tout le programme, sauf cinq familles botaniques, goutte d’eau dans cet océan de savoir. Lors du tirage au sort, parmi plusieurs centaines de petits papiers offerts au choix, ma main innocente et traîtresse sortit « les ombellifères », l’une de mes cinq « impasses ». J’aurais pu, ou du(?) abandonner le papier dans l’urne et choisir un autre sujet, l’examinateur étant occupé avec un autre élève au tableau …Je n’ai pas osé. Ces gracieuses fleurs me firent donc tomber de mon piédestal. Pourtant, en toute humilité, je peux certifier que j’étais l’un des meilleurs élèves en biologie de la promotion.

M. Rigolo, professeur de biologie, dictait ses cours à partir de feuillets noircis par une écriture serrée, en déambulant entre les travées pour vérifier que les élèves prenaient bien en note le précieux message, comme en classe de 6ème. Avec mon meilleur ami nous avions constaté que certains professeurs se contentaient de recopier des livres pour leurs cours ; il nous suffisait de les trouver en bibliothèque. Dans le cas présent nous avions déniché le livre-source du cours de M Rigolo. De plus, notre qualité de redoublant nous donnait le privilège de posséder déjà le cours in extenso. Nous possédions donc les sources du Nil. L’impression de perdre mon temps me poussa, un peu naïvement, à demander à mon professeur de me dispenser des cours magistraux. M Rigolo, qui portait fort mal son nom, répondit en m’envoyant, sans discuter, m’expliquer avec la direction.

Le proviseur me convoque le lendemain. C’est la première fois que je pénètre dans le saint des saints. J’ai préparé avec minutie mes arguments et me les répète dans l’antichambre où j’attends un temps qui me semble interminable. Sûr de mon raisonnement, et un peu inconscient, je rentre dans une pièce tapissée de bois exotique, à l’anglaise, intimidante. Le proviseur trône derrière un bureau présidentiel éclairé par une lampe empire ; posés dans un coin, quelques dossiers soigneusement alignés témoignent du sérieux de la fonction. Devant lui une chemise avec mon nom, comme au tribunal. Il me laisse debout devant le bureau, cela doit être bon pour le respect. Silence. Il me regarde, inquisiteur. Puis il rappelle l’objet de l’entretien et me laisse parler un court instant. Je m’embrouille dans des explications générales d’ordre pédagogique, n’osant remettre en cause directement M Rigolo. Il m’interrompt. La sentence tombe telle une guillotine :

– Monsieur il faut que l’on veuille pour vous. Je vous donne une semaine pour réfléchir. Soit vous suivez tous les cours sans exception. Soit je vous renvoie du Lycée.

L’uppercut me coupe le souffle. Je sors sans avoir pu répondre. Je décide d’écrire une lettre pour expliquer ma demande.

La semaine qui suivit fut une des plus éprouvantes de ma vie. Je ne supportais plus l’ambiance de ces classes où siégeait la future « élite de la nation ». Cela avait mal commencé. Le bizutage des « bleus » en première année, sensé socialiser et constituer le corps de la promotion, servait en réalité à soumettre, par l’humiliation, les bizuts au respect de la loi du plus fort ; il les préparait à leur future fonction de cadre dans une société réglée par le pouvoir et l’argent. Chacun travaillait pour soi, dans son coin, engoncé jusqu’au cou dans son individualisme. Il fallait viser la meilleure place au concours pour choisir l’école la plus prestigieuse. Etre le plus efficace possible : rapide comme l’éclair en maths et physique-chimie, encyclopédique en biologie, et surtout ne pas se poser de questions. Jamais. De toute façon nous n’en avions pas le temps. Faire comme les chevaux de trait : mettre des œillères pour ne pas être distraits, et effrayés, par le monde d’à côté. Réussir… et mort à ceux qui restaient dans l’arène.

Certaines vérités sont assénées du haut des estrades :

– Plus tard vous pourrez vous poser toutes les questions que vous voudrez disaient-tous les professeurs. Pour l’instant ne pensez qu’à votre concours.

J’ai eu la confirmation, 20 ans après, qu’ils nous racontaient des histoires. Une fois sur les rails tout cadre « supérieur » ne peut plus en sortir. Les actionnaires des grandes banques le poussent surtout à faire du « retour sur investissement ». Tel agriculteur par exemple a-il un tracteur suffisant pour son exploitation ; il faut le convaincre d’acheter un engin plus puissant, pourquoi pas avec l’air conditionné et qui s’incline sur les terrains en pente pour compenser le devers. Tout à fait inutile. Evidemment il doit s’endetter à la banque censée l’aider. Efficacité, rentabilité, surtout ne pas se poser trop de questions… comme en prépa. La position des cadres était d’autant plus intenable qu’ils étaient eux-mêmes endettés à la même banque, et prisonniers de leur fonction dans la société. Toujours plus, mais pourquoi ?

Sans l’avoir finement analysé à cette époque, je me suis protégé inconsciemment contre ce conditionnement pervers par une méthode peu adaptée à la préparation de ces concours décérébrants. À côté des livres de cours je lisais des essais sur la pédagogie et la philosophie confucéenne. Pas vraiment nécessaire pour le calcul intégral…Circonstance aggravante, en deuxième année, je m’étais laissé distraire du droit chemin par ma Dulcinée. Je prenais contact avec les plaisirs de la vie, ce qui n’était pas non plus au programme.

Je me trouvais, seul, face à un choix cornélien : soit assister à tous les cours de M. Rigolo et me soumettre à une aberration pédagogique ; soit être renvoyé du lycée et perdre ma bourse. Sans cette bourse je ne pouvais pas continuer mes études. Les dés étaient pipés : « à tous les coups je perdais ». L’impression qu’à 20 ans on me traitait comme un enfant. Je me sentais seul. Demander son avis à mon père ? Il était dépassé par la situation, violent par ailleurs. Il attendait tellement que son fils soit ingénieur ! Quant au soutien de ma mère : impossible. De toute façon, en pensée, j’avais déjà quitté mes parents.

Dans ce contexte je pensai à mon professeur de français M Porter. Sa rencontre en classe de seconde avait été décisive pour moi. Blessé de guerre, détaché de la pensée conventionnelle, il avait lu avec nous Montaigne, « à sauts et gambades », sans plan préconçu, nous permettant, adolescents, d’associer sur nos vécus, de disserter sur des thèmes de la vie, d’élaborer sans le savoir nos projets de vie ; de murir. Il m’avait révélé à moi-même ; j’avais enfin l’impression d’être considéré comme un sujet et non pas comme un tonneau que l’on remplit à l’aide d’un entonnoir. Nous avions beaucoup évoqué avec lui cette pédagogie qui encourageait la reproduction sociale et tuait toute créativité chez les élèves. J’utilisai une bonne partie de ces réflexions pour étoffer ma lettre au proviseur. J’espérais qu’il pourrait m’aider, retrouver sa bienveillance.

M Porter me donne rendez-vous dans la salle des professeurs. Elle est plus imposante encore que le bureau du proviseur, transformée en musée des grands hommes : accrochés au mur une douzaine de portraits d’anciens proviseurs semblent être là comme à une cour d’assises. Il me reçoit debout au milieu de la salle. Je lui donne la lettre que j’ai préparée pour le proviseur. Il la lit en silence, la tourne entre ses mains, reste pensif un long moment. Il la relit, semble ennuyé. Nous allons pouvoir discuter. Enfin de l’aide ! Se produit alors l’impensable. Il me rend le texte sans me regarder, consulte sa montre et ajoute :

-Je suis désolé j’ai un autre rendez-vous. Je suis obligé de partir ».

Il prend son cartable en cuir noir et sort sans même me dire au revoir. Il m’abandonne.

A cet instant je perdis mon deuxième père. Au fond de moi-même j’avais envie de crier. Quelque chose se noua en moi. Je ne pus même pas parler. J’aurais voulu lui dire combien j’étais mal. Pétrifié au milieu de cette salle des pas perdus je demeurais longtemps debout, seul. Aujourd’hui encore cette scène reste pour moi une énigme, et une souffrance. Mesurait-il la conséquence de son enseignement novateur ? Trouvait-il que je dépassais les limites du raisonnable ? Le proviseur l’avait-il mis en garde ? J’avais tellement espéré de cette rencontre ! L’injonction du proviseur avait excité ma colère, ma révolte. Le silence de M Porter me porta l’estocade affective. L’un était dans son rôle ; l’autre dans le double langage. Son silence m’était plus douloureux que les mots du proviseur.

Ma vie a basculé en quelques jours. Rien ne pouvait plus être comme avant. La semaine suivante j’ai erré dans les jardins de la ville à la recherche d’une réponse. La nature a toujours constitué pour moi un refuge contre la violence. Le proviseur me proposait des rails tout droits jusqu’à l’infini : la traversée du désert. Quelques années après cette vision se précisa : au bout des rails un énorme portail en fer forgé s’ouvrait pour laisser passer le train… Au bout des rails, la mort. Ma colère reprit le dessus. Jamais plus je n’accepterai la soumission. Ne jamais céder sur mon intime conviction. Lutter pour ce que je ressentais comme juste. Combattre les doubles langages. Voilà ma voie pour le futur. Dans les parcs les premiers bougeons commençaient à gonfler sous les écorces ; à l’abri des buissons les moineaux piaillaient, virevoltaient, se chamaillaient ; les enfants riaient, jouaient, vivaient. Ma décision finit par éclore. Peut-être venait-elle de loin.

L’immersion dans la nature m’a apaisé. Le lundi suivant je me rends, sur de mon choix, au rendez-vous du proviseur. L’entrevue est courte. Je lui indique que je quitte le Lycée de ma propre initiative. Le proviseur parait étonné. Il se contente de me signifier que je le déçois beaucoup. Il avait tellement mis d’espoirs en moi, l’excellent élève depuis la classe de seconde ! Il devait compter sur moi pour justifier la mission de l’école républicaine : accompagner l’ascenseur social… moyennant ma docilité. Sa conclusion me laissa interloqué, blessé :

– Vous voulez être un raté comme ceux qui vous ont influencé ?

Je n’ai jamais su à qui il pensait ? M Porter ? Je ne comprenais pas. A l’époque j’étais à cent lieues de toute contestation socio-politique. Les classes de prépa en constituaient d’ailleurs le meilleur antidote ; impossible de dérailler. Réussir écartait toute révolte.

J’étais conscient que par ma décision je sautais dans le vide, sans retour en arrière possible. Raté ! Ce mot aurait pu me tuer ! Il me blessa profondément. Longtemps je n’ai pu le prononcer, l’analyser. Il était comme la malédiction de la fée Carabosse proférée sur le berceau du nouveau-né. Pourtant Il me rendit résistant, combatif ! Je venais de bruler mes caravelles afin de ne pas revenir dans l’ancien monde. Je devais m’enfoncer dans la forêt vierge. J’étais condamné à aller de l’avant, vers l’inconnu. Evoluer. Passionnément. Me revenait à l’esprit le cri de Gide : « Nathanaël je t’enseignerai la ferveur… »

A la sortie du bureau je me dirigeais vers le jardin le plus proche pour aspirer à plein poumons l’atmosphère du printemps naissant. La sève remontait dans les feuilles. La vie reprenait le dessus après le sommeil hivernal. J’éprouvais un sentiment profond de délivrance. Je muais, je perdais ma vielle peau pour en habiter une nouvelle ; transition pleine de dangers, mais tellement enivrante.

Ma colère se transforma en joie, une joie intense :

VIVRE ! VIVRE enfin…

Vivre oui ! Mais comment ? Tout restait à créer.

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