« La Traque » Thomas Sagols

Publié le: Oct 16 2018 by Anita Coppet

Lorsque la bête traquée, l’échine en sang, pénétra dans le bois, je sus qu’elle était à notre merci. Billy et moi chassions maintenant depuis plus de cinq heures. Nous commencions tous deux à montrer des signes de fatigue. Je pensais rentrer bredouille, lorsque, s’approchant d’un champ de maïs, à l’orée d’un bois, Billy se mit à aboyer avec la même profondeur que le brame d’un cerf en rut. Je connais mon chien, lorsqu’il aboie avec cette fougue, c’est qu’il a flairé un gros spécimen. Je vis les épis trembler comme si une moissonneuse-batteuse invisible avait décidé de sévir dans la région. Un monstre de deux cents kilos sortit du champ à vive allure. C’était la première fois que je voyais un mâle aussi gros. J’étais hypnotisé par sa puissance.

Ce furent les aboiements de mon chien qui me ramenèrent à la réalité. J’eus à peine le temps d’armer mon fusil et de viser sa cuisse avant qu’il ne pénètre dans la forêt, suivi de près par Billy. Mon tir fit mouche. Il ne le tuerait pas, mais lui ferait perdre beaucoup de sang, jusqu’à courber l’échine.

– Chope le cochon ! chope-le ! criais-je à Billy, de l’autre bout du sentier.

Je n’ai jamais eu de bête plus vaillante à mes côtés, même exsangue, il n’abandonne jamais sa proie. C’est un grand bleu de Gascogne à l’allure noble.

Sa robe est d’un bleu fortement charbonné, mêlée d’une couleur feu recouvrant le haut de ses membres. Sur son crâne légèrement bombé, deux tâches noires entourent ses yeux en amande. Une de chaque côté, laissant ainsi une marque blanche, tel un cours d’eau paisible, couler le long de sa truffe. Sa puissance n’a d’égale que son poids – quarante kilos de muscles saillants-.

Pour atteindre le bois, il fallait sauter le fossé qui le sépare du sentier sur lequel nous marchions Billy et moi. Pour lui ce saut n’était qu’une simple formalité. Moi, en revanche, je fus contraint de descendre dans le trou, en faisant attention où je mettais les pieds. Après un court effort, je réussis à m’extirper de l’autre côté, avec plus d’agilité que je ne le pensais. Malgré mes membres lourds comme si on m’avait greffé deux jambes de plomb, je me hâtais de suivre la bête. J’étais ralenti dans ma course par les coups de crosse incessants de ma Remington, qui frappait le creux de mes reins, à chacun de mes pas. Les carabines d’aujourd’hui sont bien plus pratiques à transporter, mais celle-ci a une valeur sentimentale. C’est le seul bien que mon père m’ait légué. Tout ce que je sais de la chasse, c’est lui qui me l’a enseigné.

 

Adolescent, je trouvais cette pratique barbare et je ne comprenais pas l’engouement que mon père avait à tuer des animaux juste pour le plaisir. Mais si je voulais passer du temps avec lui, je n’avais pas d’autre choix que de participer à ces tueries. Mes premières chasses furent pires que mes premières cuites. Quand pour la première fois, je vis un sanglier le groin contre terre, déchiqueté de toutes parts par les chiens enragés, jouissants de leur suprématie sur l’animal, j’eus envie de rendre mon déjeuner. Je restai pétrifié, ne pouvant bouger ne serait-ce qu’un petit doigt de pied. Une bouffée de chaleur envahit tout mon être. Tout remuait à l’intérieur de moi. L’apothéose survint au moment où deux des chiens de la meute se disputèrent les intestins de leur victime. Je courus aussitôt vomir mes entrailles derrière un grand pin qui bordait la route. Papa éclata alors d’un rire gras.

– Ça fait toujours ça, la première fois, mon p’tit bonhomme, me dit-il, en m’ébouriffant les cheveux. Il faut que tu t’endurcisses, Frankie, si tu veux devenir un homme. Ce sont les seules paroles qui sortirent de sa bouche, cet après-midi-là.

Malgré tout, j’acquérais au fil du temps une grande dextérité dans l’art de la chasse. J’appris à suivre une piste, sans me laisser distancer par les chiens, et à toujours rester à leur contact. Au bout de deux ans de chasse intensive, je connaissais le coin comme ma poche. Pas un seul arbre, pas un seul sentier ne m’était inconnu. Mon père m’enseigna surtout l’art de tirer au fusil. Au bout de quelques mois d’apprentissage acharné, l’élève dépassa le maître pour la plus grande fierté de ce dernier.

Mais le jour où je tuai pour la première fois un sanglier d’une balle entre les deux yeux avec une précision admirable, mon père en eut des larmes plein les yeux. Il ne dit rien, mais son émotion parla pour lui. Je vis dans son regard qu’à ce moment précis, je devins un homme.

 

Le week-end suivant, suite à un accident de mobylette, qui me laissait immobilisé dans mon lit, un bras en écharpe et une jambe dans le plâtre, je ne pus l’accompagner. C’était la première fois que je le voyais hésiter entre partir chasser ou rester auprès de moi. Comme toujours la chasse l’emporta. Il hésita tout de même longtemps. Je m’en rendis compte à la façon fébrile qu’il avait de caresser son fusil posé sur ses genoux. Finalement, il se leva d’un air décidé, me fit un signe de tête puis sortit de la pièce sans se retourner. J’ignorais que c’était la dernière fois que je voyais mon père.

Deux jours après, dans l’Union Provinciale, (un journal régional) était écrit, à la page des faits divers en minuscule : Un chasseur du nom de Gaston Barcou, bien connu dans la région a été retrouvé mort au pied d’une falaise.

Nous l’avons enterré il y a deux ans. Une vingtaine de personnes étaient présentes. Ses amis. Tous des chasseurs. Ma mère avait succombé à un cancer foudroyant trois années auparavant. Seul Billy et moi représentions sa famille.

 

Je réussis à trouver le bon rythme. Une marche soutenue. Je me faufilais à travers les pins avec agilité. Évitant les branches du mieux que je pouvais. Billy était toujours dans mon champ de vision. Il talonnait sa proie en aboyant à pleins poumons. Des gouttes de sueur perlaient sur mon front. Mon cœur frappait à tout rompre dans ma poitrine. Billy commençait à prendre beaucoup de distance, si je n’accélérais pas plus ma cadence, j’allais le perdre. À bout de force, je poussais un peu plus fort sur mes jambes pour gravir la côte qui s’offrait à moi. Au milieu de la pente, mon pied glissa sur un caillou et tout mon corps se mit à dégringoler jusqu’en bas. Lorsque que je levai la tête, mon chien était déjà loin.

 

Après avoir repris mon souffle, me voilà reparti à l’assaut de la pente abrupte. Une fois en haut, j’enfournais deux doigts dans ma bouche puis sifflai de toutes mes forces. Quelques minutes passèrent avant qu’un aboiement au lointain parvienne à mes oreilles. C’était Billy. Il était vivant. Je pensais ne jamais le revoir. Combien de chasseurs sont déjà rentrés sans leur compagnon ? Ou portant leur dépouille dans leurs bras ? Aussitôt me voilà reparti sur les traces de mon chien. Il se mit à aboyer encore une fois. Ceci confirma que j’étais dans la bonne direction. Après avoir descendu plusieurs chemins et traversé une petite rivière me voilà arrivé au pied d’une falaise. Jamais nous n’avions été aussi loin hors des limites de chasse.

Un aboiement retentit. Puis un autre. Il n’était plus très loin. Pas de temps à perdre. Avec le peu de force qu’il me restait, je me remis à courir. Après avoir contourné la falaise, caché derrière de grands pins, je découvris une cabane en bois vermoulue. J’avançais avec la plus grande précaution. Soudain, j’aperçus mon chien assis devant la cabane se pourléchant les babines. Lorsqu’il me vit, il se jeta sur moi et me fit une fête magistrale. Des larmes de joie coulaient sur mon visage. Billy restait ma seule famille. En revanche pas une seule trace du sanglier. Il avait gagné la partie pour cette fois. Des nuages noirs faisaient leur apparition. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Mais trop fatigué pour repartir tout de suite, je décidais d’entrer me reposer quelques instants dans la cabane. Je restais sur mes gardes. J’armais mon fusil. Je ne savais pas de quoi j’avais peur mais je préférais rester prudent. À mon entrée, la porte émit un petit couinement. À peine étais-je à l’intérieur qu’une forte odeur de viande séchée pénétra mes narines. Je sortis de ma poche mon mouchoir parfumé. Je l’appliquais alors sur mon visage et en respirai le contenu. Billy ne me lâchait pas d’une semelle. À la façon qu’il avait de rester dans mes pattes, je sus qu’il n’était pas rassuré. Au fond de la pièce j’aperçus plusieurs carcasses de sangliers et de cerfs pendus au plafond. De loin je m’aperçus de la qualité du travail. Papa qui savait dépecer n’importe quel animal aurait été du même avis. J’étais prêt à ressortir, quand un cadre posé sur une petite table située à côté de la fenêtre attira mon attention. Je m’approchais. En voyant le visage qui se dessinait sur la photo, mon corps se figea. Une vague de chaleur monta jusque dans ma poitrine. À part une petite cicatrice sur le front et la couleur des yeux, nous nous ressemblions comme deux gouttes d’eau.

Je pris le cadre dans mes mains pour scruter l’homme de plus près. Un frisson me parcourut l’échine. Je le reposai puis fut attiré par le tiroir de la table. Un carnet se trouvait à l’intérieur. Après une seconde d’hésitation, je saisis le carnet puis l’ouvrit.

 

Je manquais de le faire tomber. Sur la première page, trônait une photo de mon père et lui. Je n’y croyais pas, c’était un cauchemar. J’allais me réveiller. Mes jambes flageolaient. Mon corps se mit à transpirer de plus belle. Ce que j’y découvris me laissa sans voix, l’écriture grossière s’étalait maladroitement sur la page… « écrire me permet de rester connecté au monde. L’impression d’exister. Ce journal est comme un ami imaginaire » (…) « Aujourd’hui papa s’est confié. Maman lui manque. À moi aussi. Encore le souvenir de ses caresses et de ses baisers mouillés. L’époque où nous vivions cachés. « Parce que tu es différent mon fils », disait papa. J’avais 16 ans quand elle est morte. Accident de voiture. Depuis je vis reclus dans cette cabane. Papa vient dès qu’il le peut. J’apprends à survivre au milieu de la nature » (…) « Aujourd’hui j’ai appris l’existence de mon demi-frère. Mais papa m’a fait jurer de ne jamais l’approcher. Dixit papa nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau » (…) « Nous venons de passer une journée merveilleuse à pêcher papa et moi » (…) « Hier nous avons chassé. J’ai abattu deux sangliers. Papa était très fier de moi » (…) « J’ai encore demandé à Papa d’aller au village. Ça l’a mis dans une colère noire. J’étouffe dans ma solitude, j’ai besoin de voir des gens, de les entendre parler, de les sentir vivre » (…) « La semaine prochaine il y a un bal au village. Il faut que je demande à Papa. Je vais trouver le courage » (…) « Que s’est-il passé ? Tout me semble décousu » (…) « Papa qui arrive, le dîner, la conversation sur le bal qui approche, je lui demande, et la colère, rouge et aigüe que je redoute tellement, et pourquoi ai-je voulu lui tenir tête ? Les cris, l’empoignade, Papa qui tombe, sa tête qui heurte le sol, le son qui craque, mat, terriblement précis… Le son dont Papa ne se relève pas. Je vais attendre encore un peu. Le laisser se reposer. Si je reste à côté de lui, si je lui montre que j’ai compris, ça va sûrement s’arranger. Papa va se réveiller. » (…) « Papa ne bouge toujours pas. Ça fait au moins deux jours. Je devrais l’emmener dehors, au grand air. Dans sa forêt. Il étouffe ici » (…) « Ça y est. Papa est tout contre la terre. » Au moment où je refermais le carnet, tremblant de tous mes membres, la porte s’ouvrit violemment. Je me retournais, le doigt toujours sur la gâchette. Le coup parti. La silhouette s’effondra sur le pas de la porte. Billy et moi restions tétanisés. Mon chien se mit à couiner, ce qui me sortit de ma léthargie. En me penchant sur son cadavre, je vis mon frère pour la première et dernière fois. Après avoir passé la nuit à creuser un trou derrière la cabane, je l’enterrais aux premières lueurs du jour. Plus jamais je ne pourrais me regarder dans une glace. Même si le coup était parti seul, je ne m’en remettrai pas.

 

À présent il me restait deux balles, une pour Billy, une pour moi.

 

 

 

FIN

 

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