Et la bobinette cherra… par Anna Clairière.

Publié le: Mai 23 2016 by admin

Elle était partie un matin, emportant dans ses valises les reliefs d’un bonheur à peine consommé.

Les larmes restaient bloquées tout autour de ses yeux, derrière les paupières, dans ses orbites et sous son crâne ; un sanglot muet se coinça dans sa gorge. Il gonfla ses poumons d’air, puis retint finalement son souffle. Il avait choisit, sa décision était prise. Marc pénétra dans la mer glacée plus vite qu’il n’aurait cru, laissa l’eau l’envahir brutalement, en avala même de grandes quantités. Dans la houle et le fracas des vagues, son corps brisé allait maculer la rive d’un sang noir. Il y aurait un encart dans la rubrique faits divers du journal Sud Ouest : « Noyade tragique samedi soir », « Suicide à La Concurrence » ? Et bientôt, personne ne se souviendrait. La vie de Marc s’était enrayée doucement ; un vieux disque qui avait trop tourné.

Minuit. May chevauche son vélo fluorescent et file rejoindre ses amis à vive allure ; sa jupe de coton lui fouette les cuisses. Le sol réchauffe toujours l’atmosphère, malgré une petite brise annonciatrice d’orage. Il fait encore près de trente degrés. Les voitures sont rares, la rue paisible, les promeneurs rentrés dormir. Les fêtards vadrouillent ailleurs, du côté des bars et des restaurants. May se sent à sa place, dans l’ordre du monde.

Sur le boulevard, un bruit de moteur désagréable trouble la quiétude. Une Audi grise la frôle au pas ; une main obscène glisse sur ses fesses. Furieuse, May accélère et rattrape la voiture au feu rouge. Elle crache à travers la vitre ouverte. À l’arrière, rires gras. Commentaires salaces. À l’avant, le conducteur s’essuie la joue avec rage et fait claquer sa portière. Mieux vaut déguerpir rapidement. Elle parvient à actionner les pédales de ses jambes flageolantes, tandis que le salopard aux yeux pervers tente d’agripper son porte bagage. La jeune femme fuit sur le trottoir défoncé ; entend le malade derrière elle qui remonte vivement dans sa voiture et la suit.

Heureusement, des platanes l’isolent sur quelques centaines de mètres. Ça lui laisse une vingtaine de secondes pour réfléchir à la suite, prévoir que si elle traverse au prochain croisement le type est capable de l’écraser, se souvenir qu’elle peut tourner à cet endroit précisément dans un dédale de ruelles. May s’élance, première à gauche, deuxième à droite, et l’exiguïté du quartier l’avantage d’abord. Au bout de quatre ou cinq embranchements, de nouveau un boulevard, aucune végétation, quelques lampadaires. May fonce, ne perd pas une précieuse seconde à vérifier ses arrières car elle sait ; elle a entendu le bruit des pneus qui grimpent sur le trottoir. Puis un autre moteur vrombit à l’arrière. Le poursuivant fait crisser ses roues et retourne sur la route, la double bientôt. Un témoin va-t-il la débarrasser de ces raclures ?

« Mademoiselle, je vous prie de descendre de votre vélo immédiatement ».

Des flics. Une voiture de flic, gyrophare allumé, s’arrête à son niveau. Deux représentants de l’ordre descendent en trombe. Un vieux chauve au crâne bosselé, saucissonné dans son uniforme, sourcils fournis et froncés sur ses yeux noirs, prêt à exercer son mandat avec zèle. Un jeune pâlichon soumis, genre grande asperge aux cheveux jaunes.

« Vous roulez sur le trottoir ?

– Oui. J’étais poursuivie par la voiture qui vient de passer, là. Elle essayait de me rattraper.

– J’ai pas vu la voiture. Par contre, je vous ai vu, vous. Vous savez que vous encourez une amende ? Soufflez là-dedans. »

La grande asperge semble mal à l’aise, mais reste coite, en retrait derrière son aîné.

« Laissez-moi vous expliquer. Je roulais tranquillement en vélo, sur la route, pas sur le trottoir, surtout qu’il y a peu de voitures à cette heure-là. Et puis, une voiture a ralenti à mon niveau et j’ai senti une main sur mes fesses. Alors je l’ai rattrapée au feu rouge et j’ai craché à travers la fenêtre.
Le conducteur furieux s’est mis à me poursuivre. J’ai eu très peur.

– Tout ça pour une main aux fesses ? C’est quand même pas un viol.

– Quoi ? C’est interdit par la loi, non ? Ce n’est pas moi que vous auriez dû arrêter, ce sont les chauffards qui roulaient sur le trottoir en voiture. »

Avec agacement, le chauve plante son regard dans les yeux de May ; articule lentement d’un ton autoritaire et condescendant.

« Ce n’est pas à vous de me dicter ce que je dois faire ou pas. On va quand même pas intenter un procès pour une main aux fesses, hein.

– Vous avez une femme, des filles ? » Le coup classique pour que même le roi des cons décèle de l’empathie en son sein.

« Oui, et ?

– Et s’il leur arrivait la même chose, vous en penseriez quoi ? »

L’homme se gratte le menton, le jeune esquisse un regard compatissant.

« Je peux vous dire une chose. Ma femme et ma fille ne se promènent jamais seules, à cette heure de la nuit, sur un vélo. Qui plus est court vêtues ». Il affiche un petit sourire satisfait, fier de son bon sens et de sa répartie.

Une rage sourde monte le long de l’œsophage de May. Elle a soudain mal au cœur mais s’exhorte à rester calme. Sinon, la suite est prévisible : insultes, outrage aux forces de l’ordre, commissariat, garde à vue, amende. May déclare forfait. Le gringalet chuchote à l’oreille du vieux.

« Bon, on va être sympa pour cette nuit. Enfin, c’est bien parce que mon collègue a insisté ; s’il ne tenait qu’à moi… Normalement c’est 90 euros d’amende… On va vous laisser repartir. Mais faites attention, hein, votre attitude est dangereuse ; vous auriez pu renverser un piéton. Roulez bien sur la chaussée. Allez, bonne nuit. »

Les portières se ferment, la Mégane bleu blanc rouge s’éloigne. La nuit redevient, en apparence, ce qu’elle était l’instant d’avant. May ne peut que garder profondément en elle le sentiment d’injustice.

En contrebas, sur la plage, un homme gît inerte. Soirée de merde. May n’a pas vraiment envie d’une nouvelle confrontation avec les représentants de l’ordre, ce soir. Ou d’un bouche-à-bouche avec un inconnu crade. Elle s’approche quand même, le type a visiblement besoin d’assistance. Dieu merci, il respire, son cœur bat. D’ailleurs, il lui souffle en pleine face son haleine chargée d’alcool. Vu son état, il aurait pu se noyer dans quelques centimètres d’eau. Heureusement que la marée descend. C’est bizarre, elle a comme une impression de déjà vu. Quelques petites claques suffisent à sortir l’individu de sa torpeur.

« Tu es là ? Ça y est, c’est comme ça, quand on s’éveille au paradis ?

– Vous n’êtes pas mort, Monsieur. Juste une bonne cuite et une grosse frayeur. Vous auriez pu vous noyer, si la marée avait monté. Vous avez une sacrée chance.

– Tu parles d’une chance. Alors que tu m’as laissé tomber, comme ça. Pas même un mot d’adieu.

– Vous faites erreur sur la personne, Monsieur. Je ne vous connais pas. »

En fait, si. Manquait plus que ça. Encore un timbré. May se souvient maintenant du visage de l’homme. Le voisin discret et solitaire, un peu simple d’esprit, du premier étage de l’immeuble où elle habitait jusqu’à son déménagement la semaine dernière. Un peu simple d’esprit, dérangé ou juste vieux garçon ? Ce genre de type emprunté, pas très dégourdi, on sent bien qu’il y a un truc qui cloche, mais quoi exactement ? Elle ne lui a jamais vraiment adressé la parole. Des bonjours et des sourires, comme à tous ceux qu’elle connaît de vue. Mieux vaut donner l’impression de ne pas savoir.

« Ah, peut-être bien que je me trompe. Désolé. J’ai beaucoup trop bu. Je ne suis plus sûr de rien.

– Pourquoi vous mettre dans cet état ?

– J’aime une femme. Elle m’a quitté. Enfin, elle vivait dans l’appartement en dessous du mien, et elle a déménagé.

– C’est votre petite amie ?

– Non, non. Mais nous vivions côte à côte depuis cinq ans. Je veux dire, dans le même immeuble. Elle avait ce sourire… chaque fois que je la croisais, elle me souriait. Je pensais qu’elle m’aimait bien. Moi, je n’ai pas su lui dire mes sentiments. Elle est partie sans prévenir. Alors que si ça se trouve, je suis passé à côté de la femme de ma vie ! Un sourire comme le sien, ça devait être le sourire d’une femme amoureuse ! Elle n’attendait qu’un encouragement de ma part. »

Un encouragement de sa part ? Et puis quoi encore ? Non mais qu’est-ce qu’il croyait, ce gros dégueulasse ? Qu’elle lui serait tombée dans les bras ? Il a pas vu sa tronche de Simplet boutonneux à lunettes ? Son visage rouge trempé de sueur ? Une fille comme elle, mignonne et tout et tout, avec un type comme lui ?

« Vous savez, on peut sourire à quelqu’un pour plein d’autres raisons. Par gentillesse. Ou par politesse. D’après ce que vous me dites, plutôt que d’une femme amoureuse, il s’agit tout simplement de votre voisine, que vous trouviez jolie, gentille et souriante. Vous vous êtes imaginé – à tort – que cette jeune femme s’était attachée à vous. Et elle a déménagé. Pour elle, vous êtes un voisin à qui elle dit bonjour, c’est tout.

– Vous ne comprenez pas. Tout le monde me fuit. La vie est tellement injuste.

– Bon, bon, bon. Moi aussi, j’ai eu mon lot d’injustices pour la soirée, je crois. Voulez-vous que j’appelle le SAMU, les pompiers, la police, votre mère ? Ou préférez-vous rentrer par vos propres moyens ?

– Ça va aller.

– En tout cas, sans vouloir vous donner de conseils, c’est pas bon de s’isoler comme ça. » Après tout, il était tellement pinté, elle pouvait bien faire semblant de deviner la vie qu’il menait. « Vous devriez sortir, rencontrer d’autres gens. Quand le seul horizon, c’est quatre murs tapissés, une télé et la vague lumière naturelle traversant les fenêtres, on tourne en rond.

– Merci. Vous êtes directe et perspicace. Ça faisait longtemps que personne ne m’avait adressé la parole. Pour de vrai, je veux dire. J’avais oublié ce que c’était. Moi c’est Marc.

– Alors, au revoir Marc. »

May le salua en s’efforçant de ne pas montrer sa hâte. Directe et perspicace. Tu parles. Pressée de se débarrasser d’un indésirable aurait mieux convenu. En plus, il allait bientôt pleuvoir, et elle ne voulait pas arriver trempée, dégoulinante de maquillage. Qu’est-ce qu’ils avaient tous ce soir ? Des tarés. Il était tard et son portable indiquait un tas d’appels en absence. Avec sa manie d’éteindre le son, elle n’en avait réceptionné aucun. Ses amis l’attendaient près du port. Elle pourrait s’indigner avec eux des injustices dont elle avait été victime ce soir. Rien que d’y penser, elle s’en trouvait déjà soulagée. Après, ils ricaneraient ensemble de sa seconde mésaventure.

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