« Le blockhaus, le jeune homme et des frites », de Julien Vigneron

Publié le: Juin 17 2016 by admin

La plupart du temps, il portait une montre à chaque poignet. Il n’aimait pas être en retard, il n’avait jamais aimé être en retard. Il regarda l’une d’elle, 15 heures 05, c’était une bonne heure. Il ouvrit la porte du mobil-home, qui craqua. Elle n’avait pas été ouverte depuis l’été précédent, les joints étaient collés. Il posa ses sacs dans l’entrée, laissa la porte ouverte et ouvrit les volets et fenêtres du salon et de la chambre pour aérer. Ça sentait l’humidité et la vieille chips. Il s’assit sur le pas de la porte et regarda la mer. Sainte Marguerite-sur-Mer, enfin, la plage de Sainte Marguerite, quelques maisons et mobil homes qui s’accrochaient à la pente qui remontait au-dessus de la plage. Le village, plus exactement le centre du village était plus haut sur les falaises. Au printemps, en semaine, dans cette partie du village à touristes, il y avait peu de monde à part quelques badauds et promeneurs sur la plage. Cette partie de la côte normande entre le Havre et la baie de Somme est constituée de longues falaises et de quelques plages de galets nichées dans les creux.

Il avait trouvé ce mobil home, un salon et une chambre avec un grand lit, par un ami de ses parents. Hors saison, le loyer ne coûtait presque rien et comme il n’avait pas beaucoup d’argent, ça lui allait très bien. Son logement n’était pas très loin de Dieppe où il avait trouvé un boulot pour la fin de l’année scolaire. Il animerait les activités sportives pour les enfants des écoles primaires. Il s’était dit « Deux mois à travailler, c’était toujours ça de prit, après il y aurait l’été, il y a toujours du travail à la saison. »

Pour le moment, il regardait les oiseaux jouer avec le vent et le soleil trouer les nuages. Il rangea les quelques provisions que lui avait données sa mère. Il chercha le café dans tous les sacs mais se résigna, il l’avait oublié. Il avait envie d’un café. Il fouina dans les tiroirs pour voir si quelqu’un avait oublié un paquet, mais ne trouva que du sucre et de l’huile. Dehors, la mer fouettait les galets. Une baraque à frites sur le remblai était ouverte en ce samedi après-midi de mai. Il décida d’aller acheter un café.

Il descendit la pente en gazon qui menait à la longue route longeait la plage séparant les maisons et le remblai. Il traversa et s’approcha de la baraque à frites. Il y avait quelques personnes pour commander frites et saucisses en ce samedi après-midi. Il attendit en observant la femme qui tenait la boutique. De loin, elle semblait jolie, souriante, avec un petit mot gentil pour tout le monde. Le genre de personne très à l’aise avec les autres. Il y avait une bonne ambiance, malgré le temps maussade. Il se sentit bien. Arriva son tour, elle s’appuya au comptoir, faisant gonfler ses seins et lui sourit :

— Alors, jeune homme, on visite le pays ?

— Oui, c’est ça, je voudrais un café s’il vous plait.

— Il me plait, oui, dit-elle en se retournant.

Elle revint au comptoir, Romain tendit les pièces qu’elle saisit avec un clin d’œil. Puis il récupéra le café, prit du sucre et s’installa un peu plus loin sur un muret pour regarder la mer. Il était loin de son pays d’Auge, enfin, loin si on considère la Normandie comme un pays. Il se sentit accueilli dans ce coin. Il se souvint du proverbe que citait sa mère « Le normand, c’est le plus beau sourire de la nature tempérée ». Il repensa au sourire accueillant de la femme et souffla sur son café qui fumait.

 

Les cours avec les enfants commencèrent la semaine suivante et se passèrent bien. Après quelques jours de travail, on se rendait bien compte qu’il était plutôt doué pour les intéresser aux activités. Il faisait découvrir le badminton, le judo aux petits. Le cirque, le basket ou la danse aux plus grands. Il rentrait par le car de ramassage scolaire en s’asseyant sur le siège près du conducteur. Les vacances de printemps étaient terminées, les jours rallongeaient. Le soir quand il faisait bon, il sortait et s’installait à la table de la terrasse. Parfois il allait marcher le long de la grande plage de galets, regardant la mer monter ou descendre. Il allait voir régulièrement le gros blockhaus planté sur le sable en dessous des falaises qui bordait la plage. Il était là comme un couteau planté dans une plaie, comme un vaisseau extraterrestre qui avait mal atterri. Il était là, moche et fascinant. Il était là, seul, comme lui face à la mer. Le blockhaus de Sainte Marguerite était célèbre. L’énorme bloc de béton avait été précipité de son piédestal par un grignotage de la falaise. Il avait ensuite glissé et s’était planté dans la plage.

Durant ses promenades solitaires, il retournait ses pensées. Il était le dernier enfant d’une famille d’agriculteur cultivateur de pommes à cidre. Un foyer calme et aimant, Ses frères et sœur avaient déjà pour projet de reprendre la ferme. Il avait rêvé de faire autre chose. A l’école, il était doué, le judo, la course à pied, puis le badminton qu’il avait investi avec force et adresse. Quatre années d’études pour devenir animateur sportif. Toutes ses affaires tenaient dans une voiture qu’il n’avait plus d’ailleurs depuis un accident malheureux. Le soir de l’accident, il conduisait sans doute un peu vite sous la pluie et sur la boue, il avait dérapé, fait un tonneau et gravement blessé sa petite amie. Cet accident avait mis fin à leur relation et à leur amour. Depuis, il avait évité autant que possible de tomber amoureux. Il avait bien trop peur de souffrir autant que de faire souffrir. Il avait depuis récupérer son permis, mais il n’avait pas encore réussi à se dire qu’il pouvait conduire à nouveau seul et encore moins avec quelqu’un à côté de lui. Alors, il décida de se passer de voiture, pour un temps et d’amour jusqu’à ce qu’il serait guéri. Il n’avait parlé à personne de ses peurs suite à l’accident, il avait enfoui la blessure en lui, pour oublier, pour vivre. Il avait perdu un amour de jeunesse. Il était parti à l’étranger pour étudier. Il était parti pour oublier, pour chercher ailleurs les réponses à ses questions. Il y a dans l’ailleurs la recherche de l’autre, et dans l’ici, la recherche de soi. Au Danemark, il avait joué au badminton, dans une université. Il s’était rendu compte qu’il n’était pas assez bon pour devenir sportif de haut niveau. Mais cela ne l’avait pas affecté. Il avait continué son bonhomme de chemin. Revenu en France, il avait cherché du travail, sans trop de réussite au début, après huit mois, il avait trouvé à Dieppe quelques mois de travail.

En remontant vers la route, il remarquait souvent des voitures garées le long du bas-côté de la route qui longeait la plage sans personne dedans ni sur la plage, ou alors un homme attendait derrière le volant en fumant dans la voiture. Il se demandait ce que ces voitures et ces hommes faisaient à attendre et il rentrait chez lui.

Romain aimait bien les enfants et ils le lui rendaient bien. Quelques semaines passèrent avec les cours, les paysages, la pluie et le soleil. Il était rarement bien habillé, trainant dans les survêtements, mais il faisant quand même bonne impression, et répondait aux sourires des enseignantes de l’école primaire. Le soir parfois, il s’ennuyait, mais il était aussi venu là pour ça, essayer de trouver son chemin, essayer de trouver qui il était, essayer de sortir le couteau planté dans son cœur.

 

La plage de Sainte Marguerite était longue avec une route qui longeait le bord de mer. Il habitait vers un bout de la cuvette, là où la terre remonte vers les falaises. Il était content d’habiter dans un mobil-home, il avait l’impression d’être en vacances.

Un soir dans sa deuxième semaine de travail, alors qu’il venait de dîner d’un plat de spaghetti, il vit passer une ombre devant la fenêtre de la cuisine, entendit les pas sur la terrasse en bois puis quelques coups sur la porte en plastique. Il savait qu’il n’était pas le seul à vivre ici, mais il n’avait vu personne depuis son arrivée, dans ces maisons de plage, résidences secondaires à bas coûts. Il ouvrit. C’était la femme de la baraque à frites, la trentaine passée, bien maquillée, de jolis yeux, les cheveux aux épaules, habillée d’un short trop moulant et trop court pour la saison. Elle mâchait un chewing-gum et dit :

—Je savais qu’il y avait un beau gosse ici.

—Désolé, mais il s’est absenté pour la soirée mais il reviendra, répondit-il.

Il ne pensait ni être beau ni être un gosse. Elle rit et enchaîna :

—Je m’appelle Marianne. J’habite un peu au-dessus. Je pourrais vous emprunter des œufs ?

—Oui, c’est possible.

Il alla chercher la boîte qu’il avait dans le réfrigérateur et lui tendit. Elle était rentrée d’elle-même et regardait l’intérieur de la pièce. Elle vint prendre la boîte et resta les mains posées dessus quelques instants. Elle sourit et passa au tutoiement :

—Si tu as besoin de compagnie, tu peux passer, la lumière de la terrasse est parfois allumée.

Elle repartit avec ses œufs et un petit signe amical de la main. Elle avait fait des études à Paris, de la psychologie et de la philosophie. Mais elle ne voulait pas quitter sa région, alors elle était revenue. Mais sa mère entre temps s’était remariée et clairement, ne voulait plus d’elle dans sa nouvelle vie. Son père avait déjà déserté la maison avant son adolescence en prenant le ferry à Dieppe avec une anglaise en guise de bagage cabine. Quand elle était revenue sur la côte, elle avait fait les saisons, bars, restaurants, remontant de Fécamp jusqu’au Tréport. Puis elle avait trouvé cette baraque à frites à vendre un hiver de déprime entre Quiberville et Sainte Marguerite-sur-Mer. Elle aimait être au bord de l’eau, au bord de l’ailleurs et ici dans sa Normandie. De toute façon disait-elle « C’est pas la peine de partir, les vikings ont choisis de s’installer ici, c’est que c’était le meilleur endroit où s’installer. »

Les jours passèrent vite pour Romain, avec son travail où il avait beaucoup à faire. La fin du mois de mai s’annonçait. Le dimanche soir Marianne mettait parfois une compilation de chansons des années 80, très fort. Ce soir-là, Romain sortit sur la terrasse entendant la musique et regarda du côté de chez Marianne. Il la vît parmi la forêt de mobil homes qui dansait devant chez elle en haut de maillot de bain bleu électrique. Elle lui fit un signe de la main. Il trouvait cette voisine attirante sans trop savoir pourquoi, car après son accident et la dissolution de l’amour qu’il avait eu, il avait regardé sans envie les femmes qui passaient dans sa vie. Il ne trouvait objectivement aucune raison de se sentir attiré, rien de raisonnable. Quand il était au Danemark, il n’avait pas trouvé d’étudiantes trop triste et trop affecté.

Il y avait eu quelques amourettes de lycée, puis quelques amours de jeunesse et puis un grand amour qui s’était planté dans un arbre. Romain avait découvert le sexe avec une fille délicate et un peu plus expérimentée que lui. Puis il avait reçu les conseils précieux de sa sœur avec qui il était proche. Elle avait donné à son frère les clés pour comprendre ce que les garçons de cet âge ignorent souvent et qui vient avec l’expérience, l’écoute et la patience. Il monta la voir, répondant à cet appel, attiré comme un papillon par la lumière.

 

Cela faisait juste une semaine qu’il était allé chez elle pour la première fois et qu’ils avaient couché ensemble. Il était grand, élancé, vif et fluide dans ces mouvements. C’est sans doute cela qui avait séduit Marianne. Elle était plus vieille que lui d’au moins dix ou douze ans. Elle habitait une petite maison moche héritée des années 80. Le décor était kitch, avec des lumières de couleurs, petits objets un peu partout et la musique qui allait avec. Leur première rencontre s’était passée si simplement, qu’il n’y a pas vraiment besoin de la raconter. Elle l’avait vu sur la terrasse du bungalow, avait agité la main. Romain était monté la voir, leur histoire avait commencé. Ils avaient passé une soirée agréable, il avait amené de la bière. Il avait fait le dîner, des spaghetti, oui, encore. R.E.M. chantait dans le poste. Elle portait un pantalon moulant et un haut de maillot qui laissait entrevoir ses seins. Il avait pu les voir d’encore plus près plus tard dans la soirée. Ils étaient gros et ronds comme des pommes normandes avait-il pensé. Il n’en avait jamais vu des comme ça. Depuis ce jour-là, il y avait repensé plus d’une fois. Une histoire banale, ordinaire, sauf qu’elle avait 10 ans de plus que lui. Tout avait commencé quand ils étaient assis sur son canapé aux motifs à fleurs, puis dans le silence du bord de mer, les galets bruissant sous le flux et reflux de la mer, elle avait chuchoté « Tu as peur ou t’as pas envie ? » Il s’était tourné vers elle en disant, « Je… », et ne sachant que dire, il l’avait embrassé. Pour elle, il était comme une pomme mûre qu’on croque à l’automne, retrouvant le goût du fruit adoré.

 

La vie reprit son cours, il voyait les seins de Marianne dans ses rêves, mais il se demandait ce qu’il allait advenir. Il ne savait pas qui elle était ni ce qu’elle faisait dans sa vie. Un soir de la semaine suivante, le chauffeur du bus lui révéla le fin mot de l’histoire. Il lui dit en tournant son volant :

—Ben quoi, tu le savais pas ? Elle tient la baraque de frite l’été. Mais l’hiver, tout le monde connaît Marianne.

—C’est pour ça qu’il y a des voitures garées ?

—Ben oui, qu’il répondit avec son tic de langage, tu sors d’où toi.

—Je ne sais pas, elle est sympa.

—Bien sûr qu’elle est gentille.

Romain était très perplexe, déboussolé. Il n’avait pas compris que la lumière de la terrasse indiquait si Marianne était libre ou non, il n’avait pas compris que les voitures vides attendaient leur propriétaire qui préférait visiter chez Marianne plutôt que de marcher le long de la plage.

Jacki vit qu’il était embêté alors il dit :

—Allez, c’est pas grave, dit toi que tu as de la chance, c’est quand même une superbe femme.

Marianne n’était pas vraiment une superbe femme. De loin on la trouvait très jolie, sa silhouette, son visage ovale et son sourire joyeux. Elle était surtout attirante, la courbe de ses fesses et de ses seins ne laissaient personne indifférent. Elle avait plutôt le style d’une hôtesse d’accueil du salon de l’auto, tapageur et ostensiblement sexuel. C’est pour cela aussi qu’il y avait tant de monde à la baraque à frites.

—Je tombe de haut c’est tout, heureusement que je suis assis.

—On parle on parle, les gens parlent, mais après qu’est-ce qu’il en reste ?

—C’est une personne bien.

—Oui elle apporte plus d’amour à elle seule que les compagnies de pingouins qui viennent se faire bronzer sur les plages.

Il descendit à l’arrêt sur la route de la plage, fit un signe d’au revoir au chauffeur. La porte du car se referma et le véhicule repartit le long du remblai et disparu au loin dans la montée. Romain resta seul devant la mer il fit un tour jusqu’au Blockhaus, pour digérer la nouvelle puis se décida à rentrer chez lui.

Un peu plus d’un mois après l’arrivée de Romain, ils avaient quelques habitudes, et se retrouvaient le vendredi soir pour un diner. Marianne allait ouvrir la baraque tous les jours et plus uniquement le weekend. Elle était volubile et philosophe, plus vieille que lui de douze ans, mais cela n’avait pas été un obstacle, au contraire, sans doute pour elle, un homme différent de ceux qu’elle côtoyait. Pour lui, une femme différente. Elle était une femme indépendante, plantée dans le sol de sa Normandie, rassurante pour Romain. Lui, un jeune viking séduisant qui envahissait le territoire qu’elle lui avait fait découvrir.

Ce soir-là, Ils se retrouvèrent pour fêter le week-end, chez lui comme ils avaient décidé de le faire, désormais. Romain ruminait sa conversation avec Jacki.

—Il y a quelque chose qui ne va pas ? Dit-elle.

—Pourquoi tu fais ça ?

—Non, dit-elle en secouant la tête, pas toi, tu peux pas juste me faire l’amour comme aucun des autres, comme j’aime en pensant à nous comme tu le fais si bien ? Il faut que tu fasses de la sociologie de plage.

—Je suis désolé, je, il hésita, je me posais la question.

—Je sais, tu te poses toujours des questions. On dirait un ado. Est-ce que j’aime ça ? Pourquoi je tiens cette baraque à frites ? Pourquoi est-ce que les gens viennent ici en vacances ? Pourquoi c’est si beau la mer ? Pourquoi je suis une pute ?

—J’ai pas assez grandi depuis l’adolescence.

—Tu resteras toujours un adolescent.

—Je me pose trop de questions.

—Écoute, je suis juste là, à faire l’amour avec des gars qui ont envie. J’ai rien à voir avec les prostitués du bois de Boulogne, ou celles des camionnettes près de Paris. On ne m’a pas fait venir d’un pays de l’est, on ne m’a pas pris mon passeport. Alors non, ne fait pas de sociologie sur mon compte. Au début, j’ai cru que c’était un jeu, ça n’en est pas un, mais c’est comme ça.

—Je suis désolé.

Il y a eu un silence, on pouvait entendre la mer raclant les galets, il se disait qu’il fallait peut-être partir, qu’il l’avait blessée, mais elle souffla :

—Tu pourrais faire des crêpes et tu serais pardonné.

Il se dirigea vers la cuisine et entreprit de faire des crêpes. Il mît la farine et cassa les œufs. Il mit le beurre et le lait dans le puit. Elle vint passer ses bras derrière lui et posa sa tête sur sa nuque et dit « arrête d’être désolé, je passe du bon temps avec toi, ça faisait si longtemps que je n’avais pas ressenti quelque chose comme ça. »

Cette dernière intervention mit fin à la conversation et il se concentra sur la cuisson des crêpes. Elle fit un aller-retour chez elle pour se changer et prendre une veste en laine. Puis elle mit de la musique, un disque qu’elle avait amené, pour redonner un peu de gaité à l’atmosphère. Il disposa le plat sur la table et ils se servirent chacun des crêpes, sucre, beurre, caramel au beurre salé. Croquant une crêpe, elle sourit, mâcha puis dit « Je peux rester ce soir chez toi ? ».

Plus tard, alors qu’ils étaient sur le lit dans le mobil-home de Romain, elle chuchota « L’amour le vrai, c’est de pouvoir rester au lit quand on a le sexe qui s’endort. » Romain se remonta sur les oreillers et Marianne s’installa au creux de son épaule. Elle avait décidé de choisir sa vie, puisqu’on la payait pour faire l’amour, alors elle pouvait aussi choisir elle avec qui elle voulait vraiment être. Elle affirmait qu’à 35 ans passés, une femme devait pouvoir faire ses propres choix sur le plaisir. Marianne rêvait qu’elle aussi était libre de choisir ce jeune homme qui lui apportait un plaisir aussi doux qu’un bain de mer au mois de septembre. Elle avait un jour entendu étant adolescente son grand père en entrant dans la salle de séjour de la maison dire « On peut pardonner à Marie-Madeleine d’être une putain, alors… » Il n’avait pas terminé sa phrase et elle n’avait jamais su la suite, mais elle se dit qu’on pouvait aussi lui pardonner à elle.

 

Ils étaient allongés sur le lit de Romain, elle aimait bien venir chez lui. Les jours rallongeaient et le soir embrasaient les falaises. Elle posa sa main sur sa poitrine et lui demanda s’il voulait bien l’aider à la baraque à frites pour le weekend de la Pentecôte.

—Moi ? Je ne sais pas faire grand-chose, répondit-il.

—Ne t’inquiète pas, il n’y a pas grand-chose à faire. Le weekend de la Pentecôte, il y a toujours plein de monde.

Il accepta autant pour lui faire plaisir que pour le petit salaire supplémentaire. Il remplaçait Basile, qui avait fait faux bond au dernier moment.

Le samedi suivant arriva vite. Vers 10 heures, elle passa le chercher pour aller ouvrir la baraque et lui expliquer son travail. Il enfila son tablier et commença à préparer ce qu’il y avait à faire, laver les tomates, les carottes. Une heure après les premiers clients arrivèrent et ce fut rapidement le coup de feu, faire cuire des frites, préparer des salades, les assiettes, les saucisses, les burgers. Il n’arrêtait pas, elle venait parfois en cuisine, lui faire un bisou, un encouragement. Elle préparait les glaces et les cafés. La petite serveuse, Fanny était plus discrète, venant chercher les assiettes avec un sourire. La journée continua jusqu’en fin d’après-midi, après que les belges aient commandé leurs frites pour le goûter.

C’était le soir et le dernier client était parti. Sur la plage quelques enfants couraient encore sur la plage découverte pendant que les parents rangeaient les affaires. Le soir s’approchait doucement des falaises. Il sentait l’huile de friture à plein nez. Il terminait de nettoyer la cuisine. Il avait enlevé la graisse, gratté les éclaboussures. Il tenait son torchon dans les mains. Marianne entra derrière lui et dit :

—Tu sais pourquoi je couche avec toi ?

—Non, dit-il surpris.

—Parce tu n’as rien à prouver, tu ne veux pas prouver à tout le monde que tu es un mec. Tu veux partager. Tout est là. Tu donnes des choses que tu ne donnes pas dans la vie. J’ai l’impression que mes seins ont le gout de la glace, que mon corps est un galet qu’on ramasse, qu’on tient dans sa main, qu’on caresse.

—Merci c’est…

—D’habitude, continua-t-elle simplement, je sais pourquoi ils viennent, je sais à quoi m’attendre. Mais là, avec toi c’est comme si j’étais ailleurs, tu me fais l’amour avec ton être tout entier, pas juste avec ton sexe. C’est comme si tu avais des choses à me raconter avec ton corps que tu ne dis pas avec des mots. Il y eu un petit silence puis elle reprit, j’ai l’impression que tu me racontes l’île mystérieuse, ou que tu m’emmènes avec toi dans « vingt mille lieues sous les mers ». Enfin avec moi c’est plutôt vingt mille lieux sous mémère ! dit-elle en se tapotant la hanche.

Ils se regardent et rigolèrent. Elle s’approcha de Romain et l’enlaça. Regardant autour d’elle, elle s’écria :

—Bon sang, c’est super propre !

—Euh, c’est toi qui as dit  » il faut que ça soit nickel « , dit-il en imitant la voix de Marianne.

—Et tu m’as pris au pied de la lettre. Ouah ! On pourrait peut-être aller chez toi pour fêter notre premier jour de boulot ensemble.

—Je suis un peu rincé.

—Je vais m’occuper de tout, dit-elle avec un clin d’œil. Pour une fois, je n’ai pas à me vendre, mais juste à me donner.

 

Durant le reste du mois de juin, il retourna travailler à l’école, elle tenait la baraque pendant la semaine. Le vendredi soir à la fin de juin, ils allèrent se promener sur la plage, elle en short et débardeur rose, jusqu’au blockhaus planté dans la plage comme un vaisseau spatial. Ils se tenaient par la main elle lui dit :

—Tu vois j’ai l’impression d’être comme ce blockhaus.

—Pourquoi ?

—Tout le monde me voit, et je suis le truc que tout le monde trouve en même temps beau et laid, le truc qui n’a rien à faire ici.

—Tu peux pas te comparer à un blockhaus quand même.

—Et pourquoi pas, c’est une bonne métaphore, la question étant, peut-on aimer un blockhaus ?

Et lui se demanda-t-il, est ce qu’il était un blockhaus ? Il avait bien échoué dans un mobil home planté près d’une baraque à frites. Est ce qu’il était une épine le cœur d’une femme ? Est ce qu’il était un galet sur une plage ? Est ce qu’il était un truc incongru dans la vie tranquille ?

Quand ils s’étaient rencontrés, ça n’était pas de l’amour, juste une attirance sexuelle, juste une promesse de nouveauté. Quand était-il des sentiments à présent ? La question était comme le vent, elle s’insinuait dans les pensées, mais on ne pouvait pas y répondre franchement. Leur relation avait pris le rythme délicat des marées.

Ils remontèrent en silence vers le groupe de maisons et s’assirent sur la terrasse de Marianne. Le ciel était normand. Une apparition du soleil couchant passa dans une trouée de nuage et éclaira d’une lumière rose et dorée leur chaises. Elle déclara :

—J’aime bien être ici, j’aime cette région, c’est pour ça que je suis revenue, je ne me sentais pas bien ailleurs. Ici c’est chez moi.

—Moi quand j’étais adolescent, je voulais partir de chez mes parents, à tout prix. Toute ma famille restait en Normandie et moi je me posais des questions. Je voulais aller voir ailleurs.

—On dit, changement d’herbage réjouit les veaux. Et après qu’est-ce qu’il s’est passé ?

—Je me suis posé les mêmes questions ailleurs et je suis revenu aussi.

—Oui, on est d’ici, ou on est d’ailleurs, on ne peut pas être les deux, disait mon père.

—Qu’est-ce qu’on fout là ? Demanda-t-il après quelques instants de silence.

—Ça y est, c’est repartit pour les questions. Tu fais encore ton psy, cherchant à tout comprendre là où il n’y a justement rien à comprendre. Regarde, c’est beau, c’est l’heure rose. Tu sais qu’il y a plein de peintres qui sont venus là peindre les valleuses et les falaises, Monet, Renoir, Caillebotte ou Pissaro.

—Ah oui ? Il y a quelque chose d’envoûtant, ils l’avaient compris.

—Ici, c’est le sexe de la terre, c’est ça qui est envoûtant. Tu vois les falaises qui s’ouvrent comme des jambes de femmes et laissent découvrir la plage aux galets, un sexe offert.

—C’est dingue.

—Pourquoi crois-tu qu’ils sont venus peindre ces paysages ? Pourquoi tu crois que je suis là ?

—La mer, les galets, le sexe ? Dit-il d’un air surpris.

—Oui, c’est que du sexe, de l’amour, de la beauté offerte.

—Je n’avais jamais vu les choses de cette façon. C’est pour cela qu’on est attiré, sans le savoir. Il se tourna vers elle et lui sourit. Elle rigola d’un rire franc et cristallin.

—Qu’est-ce que tu crois, je suis une pute philosophe. Elle balaya sa mèche d’un revers de la main et fit un sourire coquin. Derrière chaque normalité il y a quelque chose d’autre et l’amour n’échappe pas à ça. La nuit tomba et mit fin aux discussions. Ils entrèrent dans la maison. Pour lui, elle était différente de toutes les femmes qu’il avait connues, des jeunes femmes élastiques, balançant entre l’amour et le sexe, tirant vers l’un ou vers l’autre en fonction des moments, parfois le sexe, parfois l’amour. Marianne était l’unité, les deux réunis en même temps.

 

L’année scolaire allait se finir dans quelques jours, les premiers jours de juillet annonçaient les premiers vacanciers. Romain sortit de son mobil home, monta les quelques mètres qui menaient jusqu’à chez Marianne. Il apportait un plat de lasagnes préparé par ses soins. Il avait le visage fermé beaucoup plus qu’il ne l’avait cru. Elle était heureuse de le voir. Habillée d’une chemise nouée sur ses seins et un short, façon chanteuse country, avec coquetterie supplémentaire, un chapeau de cow-boy rose à paillettes. Elle avait mis les Box Stops. Ils burent de la bière pendant que le plat réchauffait dans le four. Puis chantèrent les Eagles. Ils mangèrent dehors dans l’un des jours le plus long. Le repas fut agréable et il s’était détendu. Mais à la fin du repas, Il était nerveux et mélancolique. Elle avait senti son embarras et déclara :

—Tu pars ?

—J’ai eu un entretien par mon père, la semaine prochaine pour un boulot dans un centre sportif tout l’été.

—Pour toi, je ne suis qu’une vieille pute c’est ça ? dit-elle froidement.

—Ca n’a rien à voir, c’est du boulot.

—Tu te tires comme les autres. Je vais juste devenir un blockhaus inutile.

—Faut que je parte, j’ai plus de maison dans quelques jours, l’année scolaire se termine, les vacances commencent. Le mobil-home est loué.

—Romain, on parle de sentiments, de ce que tu veux, pas des maisons, des casseroles et des draps du lit.

Elle avait touché juste, il ne savait pas quoi faire à part se sauver, fuir les sentiments.

—Ça ne fait pas longtemps qu’on est ensemble, mais, c’est pas souvent que j’ai ressenti cela avec quelqu’un. Reprit-elle.

—Moi aussi je suis bien avec toi, chuchota-t-il.

Il y a eu un long silence que même la mer n’arrivait pas à combler puis elle a dit :

—Ca va être tellement vide sans toi de ce côté de la plage.

—On le savait que c’était jusqu’à fin juin, c’est pas une surprise, dit-il d’un ton résigné.

—Moi, je suis surprise, surprise par l’amour, au moins la passion que partagent deux personnes qui sont bien ensemble. Romain était déjà dans l’encadrement de la porte, il ne voulait pas se laisser emporter par ses sentiments qui lui disaient de rester. Elle ajouta, pourquoi c’est si difficile de parler, de dire les choses, juste se laisser aller à quelques sentiments. Basile s’est encore tiré, tu aurais pu travailler à la baraque avec moi.

Leur relation avait été comme une marée montante, imperceptible. Il y avait tout autour, les bruits de la mer, le vent, le plancher de la terrasse qui craquait et les premiers cris des estivants goutant le fruit sauvage de l’été. Face à elle, le silence de Romain, le regret, l’aveuglement. Elle n’était pas l’idéal de l’amour, elle n’était pas celle qu’on attend, elle n’était pas de son âge, mais elle était, elle. Il regarda sa montre. 16h30, c’était une bonne heure puis il rentra dans la maison de Marianne. Il resta debout près d’elle, puis l’enlaça, comme pour laisser redescendre la marée et garder dans ses mains, le plus beau des galets.

 

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