Récit : « Voyage initiatique de Cochabamba à La Paz » par Françoise Vijoux

Publié le: Mai 03 2014 by admin

Fraîchement débarquée de son village natal de Chipaya, la jeune Maya, à peine sortie de l’adolescence, était venue tenter sa chance dans la ville de Cochabamba. C’était malheureusement le sort réservé aux enfants de paysans sans ressources, essayant d’échapper à leur destin. Sur ces terres peu généreuses de cette région reculée de Bolivie, sur lesquelles on ne voyait ni bétail, ni chèvres ou moutons, les habitants vivaient dans une telle pauvreté qu’aucun d’entre eux ne pouvait envoyer ses enfants étudier.

 

Par la douceur de son climat, les vallées de Cochabamba surent très tôt retenir les hommes qui venaient s’échouer au gré des flux de peuplement. L’agriculture moderne et les industries alimentaires font de cette région l’une des plus riches du pays. De plus, nombreux vestiges précolombiens font de la région un site archéologique de première importance et l’un des principaux centres culturels avec son université Mayor de San Simon, très réputée pour son intense travail de recherche historique et archéologique.

 

C’est ainsi que la ville a toujours drainé une population importante et les jeunes étaient incités par leurs parents à venir y étudier ou chercher un emploi. Ceux des villages éloignés s’organisaient en empruntant tous les moyens de déplacement possibles : des camions agricoles aux petits autobus en passant par les rares véhicules individuels peu engageants. Maya profita d’un camion venant de son village, puis d’un bus communautaire pour se rendre à la ville. Là, un centre d’hébergement accueillait les jeunes gens venant des petites agglomérations alentour pour les orienter.

 

Très indépendante et plutôt téméraire, Maya n’avait aucune appréhension à se retrouver dans une ville inconnue. Elle s’écarta vite du groupe avec lequel elle avait quitté le village familial, avide de liberté. Cependant, elle se rendit compte assez vite que ce n’était pas si facile de se retrouver sans ses repères familiaux. Un peu désorientée, elle traina dans le centre d’hébergement à la recherche de quelqu’un à qui parler. Un groupe de jeunes filles riait dans une salle en prenant un petit déjeuner. La voyant un peu perdue, elles l’adoptèrent et l’entrainèrent avec elles. Ces jeunes filles étaient joyeuses, enjouées, et semblaient pleines de projets. Elles lui proposèrent d’aller à une cérémonie du feu, dans un endroit secret en dehors de la ville dont elles avaient entendu parler. Curieuse et désoeuvrée, Maya se laissa entraîner.

 

Elles arrivèrent dans un lieu où officiait un chaman indien, nommé Chayllù, réputé pour ses guérisons au cours de cérémonies spirituelles. Il y dispensait des enseignements et célébrations chamaniques. Un feu se consumait au fond d’un grand trou creusé dans la terre et chaque participant y jetait une offrande en faisant un vœu. Maya resta à l’écart avec ses nouvelles amies, intimidée, se contentant d’observer le rituel.

 

Chayllù Pour se faire connaître, parcourait le monde, se sentant investi du devoir de transmission des traditions des incas remontant au XVème siècle.

 

Les incas éprouvaient le besoin depuis toujours de donner sens au monde qui l’entourait, de transformer le chaos en harmonie esthétique et sociale. L’inca recevait son pouvoir du soleil, le dieu Inti pour devenir l’incarnation divine du soleil, objet d’un véritable culte. Chayllù avait créé un espace où la nature était préservée, chaque objet usuel provenait de matériaux puisés dans la nature, la terre des ancêtres étant sacrée. Il avait pour objectif de faire de ce lieu un modèle de vie s’inspirant des coutumes ancestrales, chacun ayant un rôle dans la communauté ou l’harmonie, la douceur de vivre et la bonté des uns envers les autres étaient de règle, leur chef étant leur guide et protecteur, à l’instar des organisations anciennes.

 

Cette propriété semblait être un petit Paradis . Entouré des plus hautes montagnes de la Cordillère des Andes, Il abritait des bâtiments circulaires aux toits de chaume, disséminés sur le terrain. Au centre, dominait le temple dédié aux cérémonies. Un plan d’eau, une source, une cascade et une petite rivière complétaient le décor idyllique, ainsi que la luxuriante végétation, proche de la forêt amazonienne, avec ses énormes bouquets d’eucalyptus odorants, ses arbustes à coca d’un beau vert pâle et ses fleurs sauvages.

 

Pour gérer son centre, Chayllù recrutait de très jeunes gens sans ressources. Il leur offrait le toit, le couvert et la protection. Maya, entraînée par ses nouvelles amies, fut invitée à rejoindre la communauté.

 

Tout en s’initiant aux rituels qui ponctuaient les jour, Maya souffrit assez vite de l’absence de liberté. Livrée à elle-même dans son petit village natal, vivant au gré des saisons –  du vent glacial au soleil brûlant – dormant selon son humeur, tantôt à la belle étoile, tantôt entassée avec sa famille, dans une petite cahute de torchis recouverte de paille. Elle n’avait d’autre contrainte que celle d’effectuer ses tissages pour les troquer contre de la nourriture. Les horaires et les travaux imposés par la communauté lui pesaient, se sentant corvéable du matin au soir.

 

Ses papiers confisqués, sans revenu, soumise au bon vouloir du maître, elle sentit poindre l’angoisse de ne jamais retrouver sa famille. Son frère Carlos, avait quitté le village bien avant elle pour la capitale, La Paz, avec flûte de pan et tambour, espérant trouver, un toit, un peu de nourriture et s’adonner à la boisson locale favorite, le Pisco, en échange de quelques notes de musique. Maya rêvait de le rejoindre un jour.

 

Néanmoins, elle se sentait protégée dans cette communauté, nourrie à sa faim de céréales et de pampres, grenades et papayes. Elle n’eût plus à se battre pour subsister, ni parcourir des kilomètres pour vendre les sacs et bonnets tissés en famille, ni subir les coups de ses frères, de son père alcoolique, ni les cris de sa mère, ni le froid glacial la nuit. Elle avait trouvé des compagnons de son âge auprès desquels elle trouvait un peu d’affection et de gaîté.

 

Une rencontre mondiale de chamans était annoncée : Les plus réputés étaient attendus pour des célébrations à la terre Mère, la Pachamama, célébrée sur tout le continent. Ils venaient de tous les pays d’Amérique du sud, mais aussi d’Australie, du Canada des Etats-Unis et d’Europe. Le camp était devenu une véritable ruche  pour préparer la venue de ces hôtes riches de leurs traditions séculaires, vénérés dans leurs pays comme des dieux.

 

Maya, chargée d’accueillir les visiteurs, se trouva en présence de tout un monde qu’elle aurait été incapable d’imaginer, confinée qu’elle fût dans des communautés fermées, privée de l’éducation la plus élémentaire. Elle était littéralement médusée. Elle n’avait pas assez d’yeux, de mains, de jambes pour embrasser tout ce qu’elle découvrait.  S’approchant des visiteurs, l’œil avide de connaissance, écoutant le chant de langues inconnues, elle scrutait les accoutrements des participants : les drôles de chapeaux, chaussures et vêtements, lunettes de soleil, appareils photographiques, téléphones. Elle fut à la fois subjuguée et craintive.

 

Lors des cérémonies qui se succédèrent du lever du jour à la tombée de la nuit, célébrant la terre, le soleil et tous les astres, elle redoubla de ferveur. Habitée d’une énergie nouvelle, Maya dansait avec ses amies, nue sous son poncho et sa tunique, entraînant les participants dans des rondes au son des musiques andines. A la sortie du temple, elle s’était enhardie. Elle s’approcha d’un groupe, cherchant le contact. Pia Maria, une jolie styliste venue en voisine du nord de l’Argentine, mitrailla avec son appareil photo, cette jeune indienne à la beauté du diable, bien que toute photo soit interdite dans le camp, de même que fumer, apporter de la nourriture, utiliser du savon pour la toilette…

 

Pia Maria travaillait dans le monde entier. A l’aise en toutes circonstances, elle déambulait, curieuse. Elle comptait sur ce voyage pour trouver de nouvelles sources d’inspiration pour ses créations. La photo était son hobby et le médium pour fixer ses découvertes. Pour elle, ayant reçu une éducation conventionnelle, l’approche de ces coutumes, de ces rites et rituels la fascinait d’un point de vue purement esthétique.

 

Les tenues des officiants, composées d’étoffes colorées, d’accessoires  chargés symboliquement : plumes, tresses ou perles, dégageaient harmonie et beauté. La nature environnante se prêtait à ces cérémonies. La terre rouge du sol, creusée en large cercle concentrique et profond de deux mètres accueillait un feu destiné à recevoir les offrandes au cours d’une cérémonie à la terre, au lever du jour. Chacun, bravant la brume et le froid, muni de son poncho, bonnet de laine, chaussettes chaudes, s’approchait du cercle au son des incantations, prêt à exprimer les souhaits ou les demandes de guérison. Pia Maria fut prise, malgré elle, par la ferveur ambiante, la symbolique sacrée des gestes, les invocations des entités spirituelles, les demandes d’amour universel et de tolérance.

 

Maya exerçait sur elle un attrait particulier, par sa spontanéité joyeuse, son regard effarouché de petite sauvageonne, ses cheveux noirs de geai en bataille, dégageant une grâce et un charme naturels. Voyant l’intérêt qu’elle suscitait,  Maya  osa lui demander, dans un jargon mêlant espagnol et Quechua, de l’aider à quitter le camp pour tenter de retrouver son frère à La Paz. Déçue de ne pouvoir prendre les photos en toute liberté, réduite à  voler de rapides clichés des chamans avec leurs vêtements cérémoniels, Pia Maria se laissa facilement convaincre.

 

Elle lui offrit le billet d’avion pour La Paz et elles quittèrent le campement à l’aube en catimini, à la recherche d’un transport pour l’aéroport. Un camion à bestiaux les prit en charge. L’avion des lignes intérieures datait de Mathusalem : les ceintures de sécurité  étaient de simples ceintures de toile fine, les sièges à moitié éventrés, et le bruit du moteur des plus inquiétant.

 

Arrivées à bon port, Pia Maria entraîna sa jeune protégée au fameux lac Titicaca, véritable mer intérieure peuplée de nombreuses espèces rares, au temple précolombien semi-enterré de Tiahvanaco, puis dans la vallée de la lune aux paysages fantastiques et à l’observatoire de physique cosmique. Elle fixa les paysages grandioses avec son objectif, fit des portraits de Maya, sous tous les angles, comme aimantée par la présence de la jeune fille. Cette dernière avait hâte de retourner en ville, obsédée par la recherche de son frère.

 

De grandes vasques en cuivre étaient disposées partout dans la ville, remplies de feuilles de coca à mâcher, afin de supporter l’altitude de plus de 4 000 mètres. Pia Maria sentant la migraine proche, se résolut à plonger la main dans cet amas de feuilles touchées par des centaines de mains étrangères, malgré le dégoût que cela lui inspirait.

 

Puis, suivie de Maya qui n’osait plus s’exprimer, elle entreprit d’arpenter la ville,  ses différents quartiers, ses librairies où elle trouva des ouvrages rares : un précis d’astronomie Inca avec de magnifiques cartes en couleur, un ouvrage sur la culture indigène orné de gravures  anciennes, des textes sacrés des indiens Guaranis du Brésil.

 

L’atmosphère de cette ville grouillante de monde, se révélait des plus pittoresques : des autochtones en costume traditionnel – chollas aux jupes gonflées, ponchos multicolores  et chapeaux melons droits sur la tête – venues de leur village vendre leurs créations,  aux manifestants battant le pavé avec détermination, scandant leurs revendications au rythme d’une fanfare, et les habitants vacant à leurs occupations. Pia Maria en prit plein les yeux, activant son appareil photo tous azimuts, dans un état euphorique dû à la rareté de l’oxygène.

 

Enfin, voulant tenir sa promesse faite à Maya, elle se décida à rechercher  Carlos. C’était chercher une aiguille dans une botte de foin ! Elles interrogèrent les groupes de musiciens sur les marchés, sur les places, dans les restaurants. Maya, toute excitée, courait partout, posant son regard sombre sur chaque homme qui avait l’allure  de Carlos, comme un reproche muet lié à sa déception. Elles firent le tour du centre ville, le quartier des artisans avec les instruments de musique andine, celui des sorcières et leurs étals de potions en tout genre, pierres aux pouvoirs magiques et fœtus de lamas, puis la place Murillo, les abords des musées et le quartier colonial, typique avec ses bâtiments à colonnes et ses églises richement décorées. Mais,  pas l’ombre d’une indication fiable, pas de Carlos à l’horizon.

 

Epuisées par leur longue journée de tourisme, elles avalèrent dans la rue, un Satja de poulet épicé et une galette de maïs, le tout arrosé d’une Cerveza bien fraiche, achetés dans une des multiples cahutes tenues par les indiens. Pia Maria ne rêvait que d’une chose : le repos dans un hôtel confortable, avant de reprendre leur recherche le lendemain. De plus, elle commençait à trouver pesante la présence de la petite indienne aux manières brutes et au langage approximatif. Submergée par une lassitude soudaine, regrettant de s’être laissée attendrir, elle aspirait au calme et à la solitude.

 

Maya goûta avec délices le confort auquel elle n’avait jamais eu accès : un immense lit moelleux  pour un sommeil réparateur entrecoupé de rêves et de cauchemars :Elle se voyait perdue dans une ville inconnue, entourée d’une foule menaçante la montrant du doigt et scandant des litanies dans une langue inconnue. Un orage d’une rare violence – signe de la colère des dieux – s’abattait sur la foule semant une panique indescriptible. Elle se sentit écrasée, étouffée. Puis se réveilla en transe, hagarde, encore habitée par cette vision mortifère. Revenue à elle, la vue de sa chambre donnant sur une jolie cour ornée de vasques fleuries, de topiaires parfaitement taillées représentant des lamas, ainsi que des statues de pierre gravées de dessins de félins et de condors, l’apaisa.

 

Ayant repris ses esprits, elle découvrit sur sa table de nuit une enveloppe à son nom. Pia Maria lui avait laissé un message des plus laconiques : « ai dû rentrer chez moi d’urgence, bon courage. Tu devrais rentrer chez Chayllù ».  Elle y avait joint suffisamment de billets verts pour permettre à Maya un vol de retour. Mais celle-ci, quasiment analphabète, était incapable de le lire. Elle se sentit pour la première fois de sa vie abandonnée et pleura à chaudes larmes. Elle avait mis tant d’espoir dans ce voyage à La Paz, qu’elle était anéantie.

 

Dépitée et surtout déçue, elle comprit alors que son rêve prenait fin. Seule dans cette ville qu’elle ne connaissait pas, ne sachant comment se repérer, elle se résolut, la mort dans l’âme, à se faire aider à prendre un billet de retour vers la matrice enveloppante de la communauté de Chayllù, à Cochabamba. Elle y vivrait d’autres expériences dans l’attente de rencontrer celui qui la révèlerait à elle-même et lui offrirait son cœur et sa protection.

 

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