Une invisible à Paris par Kyoko Watanabe

Publié le: Mar 10 2015 by Anita Coppet

invisible« Ça y est, ça recommence », se dit-elle.

Cela fait déjà au moins un quart d’heure qu’elle est installée dans ce café pour prendre un chocolat chaud. Ni le garçon qui traîne avec son plateau vide, ni la jeune serveuse en mini jupe noire ne semblent s’apercevoir de la présence de cette cliente. Yuki lève le doigt comme une élève bien sage et dit : « pardon ! ». Toujours rien. Elle n’existe pas.

Ce n’est pas la première fois. Dans la matinée, elle était entrée dans un autre café plus proche de la Seine, mais comme elle avait aussi attendu en vain, elle l’avait quitté sans rien prendre. Deux dans une journée, ce n’était pas possible.

Découragée, elle n’avait même plus la force d’ attirer l’attention des serveurs, elle n’avait pas envie non plus de se lever et de sortir sans avoir consommé.

« Pourquoi ne me voient-ils pas? Suis-je invisible? »

Cette question gratuite et stupide lui était venue spontanément. Elle en était effrayée.

« Est-ce que je suis seulement vivante encore? Et si j’étais déjà morte sans m’en apercevoir? Je mange, je bois, je marche, certes, mais si tout cela n’était qu’un rêve? si j’agissais ainsi en croyant être la maîtresse de ces mouvements, mais qu’au fond, aucune action réelle n’eut lieu? »

Ces questions absurdes ne la quittaient plus, d’autant qu’en revoyant ce qu’elle avait vécu depuis son enfance, les indices s’accumulaient pour prouver que vraiment elle n’existait pas aux yeux des autres.

Quand elle était en maternelle, combien de fois sa maîtresse adorée lui avait crié :« Oh ! ma petite Yuki, tu étais là ? Tu ne fais aucun bruit en marchant! Tu m’as fait peur! ».

À l’école primaire, un lundi, tout le monde parlait de la fête d’anniversaire de Reiko qui avait eu lieu la veille. Yuki, elle, n’était pas au courant. Elle apprit alors que toute la classe y avait été invitée, même les garçons. Yuki était réellement la seule qui n’avait pas reçu d’invitation.

« Oh ! je suis désolée, mais je ne l’ai pas fait exprès. J’ai simplement oublié ».

Et avec un sourire candide, la jolie Reiko était partie en courant pour jouer avec ses camarades. « Pas exprès? Oublié? Mais alors c’est pire que tout! ».

Au collège, Yuki est entrée dans un club de dessin. La première sortie à la campagne la remplit de ravissement à la vue du paysage pastoral qui se déployait devant elle. Captivée, pour mieux se concentrer, elle s’était éloignée de ses camarades ; oui, ce n’était que des camarades du club, aucun n’était son ami ou amie. Et elle avait dessiné, dessiné, dessiné, jusqu’au moment où elle avait entendu un petit bruit qu’elle crut reconnaître vaguement. En levant les yeux, elle vit le bus avec les collégiens repartir sans elle.

Même après qu’elle eut commencé à travailler, les personnes qu’elle avait vues lors d’un stage ou d’une soirée, ne se souvenaient pas de l’avoir déjà croisée. Elles disaient toujours « Enchanté, Madame ». Un jour, ne pouvant plus supporter cette indifférence, Yuki osa protester et souligner qu’elles s’étaient déjà vues. L’autre avait alors répondu : «  Mais non, c’est bien la première fois que je vous rencontre. Sinon, je m’en souviendrais ! » Elle ne voulut pas insister. C’était trop démoralisant.

Eh oui, peut-être que le contour de son corps n’était pas assez accusé dans ce monde, un peu comme on peut le voir sur les tableaux des impressionnistes, où les corps se fondent sur la toile. A trente-sept ans, elle n’était pas mariée. Même pas divorcée, et elle n’avait pas connu de grands amours ou de grandes passions. En ce moment non plus, elle n’avait pas de compagnon. Parfois cela l’intriguait. Elle n’était pas belle, d’accord, mais pas laide non plus. C’est ce qu’elle se disait à elle-même. Elle ne se rendait pas compte que justement, c’était cela qui la rendait invisible, insignifiante. Bien qu’ étant une étrangère à Paris, avec des traits asiatiques et des cheveux d’ébène, elle n’attirait pas l’ attention.

Pour la deuxième fois au cours de cette journée, elle se leva donc et sortit du café sans avoir pris la moindre boisson, sans se réchauffer. N-ième fois dans sa vie…

 

Sur le chemin, une pensée la poursuivait : «  Et si j’étais déjà morte ? C’est peut-être pour cela que je n’ai jamais connu de passions, jamais été amoureuse à la folie, jamais fait de bêtise pour un caprice ». Est-ce possible pour une fille vivante? Elle n’avait même pas été amoureuse sur le plan virtuel. En y repensant bien, même quand on lui demandait qui était son acteur ou son écrivain préféré, elle demeurait silencieuse sans pouvoir citer un seul nom. Jamais une affiche d’une vedette dans sa chambre, jamais elle n’avait été dans un concert de rock. C’est trop bizarre, pensait-elle, comme s’il s’agissait d’une autre personne. Et elle se répétait : « Cela ne m’étonnerait pas trop que je sois déjà morte. »

Elle était arrivée à la place du marché, et tout à ses pensées, elle se cogna contre un gros type qui la fit tomber par terre. Elle chuta malencontreusement sur un arbuste d’épines, son bas se déchira, et à travers le trou elle pouvait voir son genou en sang.

«  Aïe! ça fait mal ! Mais alors c’est que je ne suis pas morte, je suis bien vivante ! », cria-t-elle à haute voix.

Le type qui l’avait bousculée continuait son chemin, droit devant lui, comme si rien ne s’était passé. Il ne s’était même pas retourné pour voir ce qu’il avait heurté. « C’est normal puisque je suis invisible » se dit-elle.

Cette idée l’attrista beaucoup. Ne voulant pas marcher en contresens de la foule, elle continua d’avancer, sans jeter un regard sur les produits qui se trouvaient sur les étalages des marchands, ni même sur les légumes de toutes les couleurs, et ni sur les fromages de toutes sortes dont l’éventail de la gamme l’a impressionnée tant en arrivant dans ce pays gastronomique. Tout d’un coup, elle entendit une voix aigüe :« Aux voleurs! aux voleurs! Attrapez-les!! »

Deux jeunes arrivaient vers elle à toute vitesse, un chorizo énorme sous le bras. Ils bousculèrent Yuki, qui tomba par terre. Deux fois en l’espace de quelques minutes, ce n’était vraiment pas son jour, pensa-t-elle. De nouveau, personne ne lui prêta attention, tout le monde suivait des yeux les jeunes voyous.

Yuki, humiliée, se leva, cette fois-ci plus indignée que triste. « Ah, les sales gosses! Vous allez le payer cher. Pour sûr! »

En tapotant sa jupe pour dissiper la poussière, elle eut une idée.

« Tiens, puisqu’on ne me voit pas, je peux alors faire tout ce que je veux, sans courir le risque d’être réprimandée. Ça au moins, c’est super ! »

Elle esquissa un sourire qui disparut rapidement. « Mais que pouvait-elle faire avec cet avantage, si on peut l’appeler comme ça », se demanda-t-elle.

« Voyons ma Yuki, tu n’es même pas capable de trouver ce que tu as envie de faire ? C’est affreux, ça! »

Elle essayait de se rappeler ce qu’elle avait lu dans les romans, et vu dans les épisodes des téléfilms. Mais elle ne trouvait rien. Voler ne l’intéressait pas du tout. Elle avait été trop bien élevée pour faire cela. Embrasser un garçon? Mais on vient de voir qu’elle n’aimait personne. Enfin, à court d’idée, comme amorphe, elle décida d’aller au cinéma sans payer son ticket, moins pour voir un film que pour pleurer à souhait, sans être dérangée.

 

C’était la fin des pubs. Le Petit Mineur était là. Puis, il lançait son incontournable pic et fit exploser sa cible. Le numéro tomba sur le fond de cette musique dont le son grésillait un peu. Un jour, son professeur de français lui avait dit que c’était toujours la même pub depuis qu’il était gamin. Ça, c’était il y a seize ans déjà. Incroyable ! L’image de ce petit garçon sur l’écran lui évoquait les années heureuses où elle vivait insouciante. Elle commença à pleurer. Elle se fichait complètement de ses voisins. Qu’on la voie ou qu’on l’entende lui était bien égal. Le film était un truc de Bollywood, de toute façon, personne ne pouvait l’ entendre dans ce brouhaha et avec cette musique.

 

En sortant du cinéma, elle se sentit bien plus légère. Elle dévisageait les gens qu’elle croisait, sans le moindre sentiment de gêne, on ne la voyait pas, n’est-ce pas ? Elle n’aurait jamais auparavant osé scruter et détailler les gens ainsi, elle était bien trop discrète. Elle se prit au jeu. On disait, « homme », « femme », « français », « étranger », mais ces mots recouvraient des fonds infinis, chaque catégorie se déployait maintenant devant elle, sans limite, dans toute sa richesse, ses nuances, ses couleurs, ses particularités, à perte de vue. Impossible de classifier, de dénombrer, d’inventorier, comme on le faisait avec les plantes ou les minéraux. Elle comprenait qu’il suffisait de regarder attentivement.

À l’entrée du métro, il y avait une femme enceinte. Elle avait en plus, une petite fille dans la poussette.  Personne ne lui tendait la main pour l’aider. Yuki, timide de nature, saisit le guidon de la poussette sans rien dire. La mère semblait étonnée en sentant la poussette tout à coup moins lourde. Elle regardait autour d’elle, mais elle ne voyait rien. Yuki l’accompagna ainsi jusqu’au quai. Là, elle aperçut un vieux monsieur avec une canne qui descendait difficilement les marches. De nouveau, sans mot dire, elle prit gentiment le bras de ce monsieur, et le conduisit jusqu’au tourniquet. Le monsieur sourit vaguement dans le vide.

« Est-ce le vent ou une bonne fée qui m’a aidé ? Merci en tout cas, c’est gentil ! »

Ces petits mots réchauffèrent le cœur de Yuki. Maintenant, rien ne pouvait plus l’arrêter. Voyant une jeune fille aveugle, elle la guida doucement dans la direction que celle-ci voulait suivre. Un bébé qui pleurait fut tout de suite chatouillé pour retrouver ses fossettes. Une étourdie qui venait d’oublier son carnet sur le banc d’un square, le retrouva glissé dans son sac . Toutes ces interventions étaient bien agréables. On ne lui disait pas merci, mais elle voyait que les personnes concernées étaient contentes. Elle commençait à aimer sa vie. Les gens continuaient à ne pas la voir, et elle, elle rendait des petits services. Ça, ça avait du sens.

Un jour, comme elle traversait une avenue, elle vit une petite fille qui venait de laisser tomber sa peluche. La petite revint sur ses pas pour la récupérer et au lieu de regagner vite le trottoir, elle s’accroupit et commença à faire la leçon à son poisson : « Il ne fallait pas me quitter comme ça, c’est dangereux ! Si tu n’es pas sage, je te donnerai plus à manger, et même, je te donnerai plus d’eau, tu m’entends ? » Pendant ce temps, le feu était passé au vert, et les voitures redémarraient. Les chauffeurs pressés et stressés, ne pouvaient pas remarquer l’enfant accroupie. Yuki fut plus rapide que la nounou de la petite occupée à papoter. Elle courut jusqu’au milieu de l’avenue, prit dans ses bras la petite avec son poisson en peluche et voulut regagner le trottoir qu’elle venait de quitter. Elle n’en eut pas le temps, elle fut renversée par la première voiture qui venait de s’élancer.

 

La petite fille reconnut Yuki. Elle leva la tête pour raconter à sa nounou ce qui venait de se passer. Elle raconta sans panique, sans peur, comme si c’était quelque chose de normal. Elle n’avait pas eu peur, elle. Mais les gens se précipitaient autour de Yuki et de l’enfant encore dans les bras de la japonaise. Une voix, puis une autre, cria : « L’ambulance ! Il faut appeler une ambulance !  Il n’y a pas de docteur parmi vous? »

Un jeune homme se manifesta, il était chirurgien. En attendant l’arrivée de l’ambulance, il lui prodigua les premiers soins. Il est monté avec Yuki dans l’ambulance, et il est resté à ses côtés, lui tenant la main pour la réconforter.

Yuki resta trois semaines à l’hôpital, ensuite on l’envoya dans un autre centre hospitalier pour sa rééducation. Elle se rétablit vite, et demain, elle quittera le centre.

Le jeune médecin est-il avec elle ? Est-ce qu’ils vont se marier ou au moins est-ce qu’ils sortent ensemble ? Mais non, dans la vie réelle les choses ne vont pas ainsi. Le médecin fait son travail, et Yuki le sien. Simplement, cet accident l’a rendue visible aux yeux de tous, les gens ont commencé à voir ses vertus. Très appréciée pour son courage et sa modestie, elle est à présent très sollicitée. Nous ne saurons jamais si elle en est heureuse ou plutôt gênée. Peut-être aurait-elle préféré rester invisible et anonyme, transparente, pour faire tout ce qu’elle aimerait accomplir sans être vue.

2 Comments to “Une invisible à Paris par Kyoko Watanabe”

  1. vigneron dit :

    Belle histoire, traitée tout en légèreté. Agréable moment.

  2. marie-laure dit :

    Beau récit qui explique bien ce qu’est l’indifférence, la solitude. Beaucoup de personnes aujourd’hui souffrent de ne pas être regardées par l’entourage, il faut parfois quelque chose de grave pour prendre conscience que des personnes sont isolées.
    Le thème de ce récit est bien choisi.
    la suite mérite être lue.

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