La mécanique des fluides par Jean-Marc Ponsonnet

Publié le: Mai 06 2015 by Anita Coppet

Virginie fut longtemps l’unique et inaccessible étoile de Paul. Lequel, finalement la laissa filer.

Paul rencontra Virginie au bas d’une pente enneigée. Il venait de se tordre le genou. Elle tremblait de froid. Ils eurent  tout loisir de faire connaissance au refuge pendant que les amis de leur groupe d’étudiants continuaient de prendre des risques.

–       Vous faites souvent du ski ? demanda t’il quand il la rejoignit, attablée devant un grog bouillant.

–       Ce n’est pas trop ma tasse de thé mais j’aime bien l’ambiance.

–       Moi, j’ai appris tout seul, dans un livre, et voilà le résultat, dit-il en montrant sa jambe.

Il aima son rire cristallin.

–       Vous étudiez quoi ? poursuivit-il.

–       La psychologie. Elle poussa vers lui le livre d’un certain Kierkegaard qu’elle venait d’entamer.

Il y jeta un œil distrait.

–       Moi, je me régale actuellement de mécanique quantique ; notre professeur nous répète souvent : « Ce sont les concepts les plus simples qui sont les plus compliqués à comprendre ! » …et à expliquer, ajouta t’il.

Elle ouvrit de grands yeux (verts) et sourit.
Il la laissa poursuivre sa lecture et clopina vers un fauteuil.

En ce temps-là Virginie rayonnait d’une beauté altière. Elle se mouvait avec aisance et ses vêtements d’hiver laissaient deviner un corps souple et sculpté. Elle portait ses cheveux bruns très courts, à la Barbara, et son franc regard invitait à la confidence. Mais Paul n’était pas bavard et, au cours des discussions enflammées, le soir auprès du feu, il se contentait d’observer à la dérobée celle qui brillait par sa présence et dont la voix claire coulait de source.

À l’arrivée en gare de Lyon, après une nuit dans le train du retour, genou réparé et grippe guérie, et alors que le soleil rasant illuminait le couloir du wagon, un échange de regards fit naître l’obsession de Paul. Le courant ténu qui passa alors entre eux aurait pu devenir continu ; il ne s’avéra qu’alternatif.

La bande d’amis se retrouvait régulièrement et Paul s’y intégra aisément tant il était heureux d’être admis dans un milieu, intellectuel et aisé, qu’il pensait hors de sa portée, lui le provincial pataud et plein de préjugés.

Il fit ainsi la connaissance de Pierre, le grand demi-frère de Virginie, puis de Philippe, l’exalté mystique beau comme un ange, de Bernard, le doux « animateur des rues » à l’irrésistible sourire carnassier et de Jacques le catholique hautain et prosélyte. Paul ne comprit que peu à peu ce qui soudait ces trois-là. Ils étaient tous plus ou moins amoureux de Virginie.

On se réunissait pour chanter à chaque anniversaire et boire plus souvent des bouillons et des tisanes que de la tequila. Pendant les vacances on partait en groupe à la montagne, hiver comme été. On organisait des raclettes et on dansait comme des fous. On était heureux, insouciants et l’avenir s’annonçait radieux.

Quand on est jeune, son passé a été court et son avenir ne peut être que de longue durée. Quand on est vieux c’est l’inverse ; mais on peut toujours se retourner vers son passé, rafraîchi et embelli à l’occasion.

Paul rêvait depuis longtemps de la femme idéale et pensait l’avoir trouvée en Virginie, bien qu’elle ne ressemble pas tout à fait au portrait-robot qu’il s’était dessiné. Il fit souvent, sans la prévenir, le siège de la chambre de bonne où elle logeait. Sept étages sans ascenseur : un septième ciel gagné quatre à quatre à la sueur de son front, pensait-il. Mais la belle, surprise puis agacée, ne l’autorisa jamais à pénétrer dans son palais minuscule.

Ses exploits sportifs en tous genres -il tenta sans succès l’ascension des Monts Devenus mais réussit l’escalade du Campanile Basso en y frôlant la chute fatale- n’impressionnèrent pas sa dulcinée. Paul prit derechef sa plume, qu’il estimait aussi spirituelle que celle de « L’écume des Jours » et inonda de poèmes enflammés la belle qui ne s’y brûla point. Découvrant alors que la musique exprimait les sentiments mieux que les mots il réussit à inviter Virginie à un concert Bach en l’église St Séverin et à partager un bon moment brandebourgeois avec elle. 

Pourtant c’est seul, plus tard au cours de son temps d’armée, alors qu’il se saoulait de la voix pure de Gundula Janowitz dans le Requiem de Brahms, qu’il cultivait sa mélancolie.

Sa ville de garnison lui offrit cependant la possibilité de rencontrer Henriette, la grand-mère de Pierre, laquelle comprit très vite que ce jeune homme plein de potentiel était amoureux de Virginie qui, elle ne l’était pas plus que ça.

Ayant trouvé rapidement un job de prospecteur, Paul, libéré de ses obligations militaires qui lui avaient fait perdre dix kilos, décida donc de s’expatrier en Afrique pour assouvir, dira t’il plus tard, sa soif de connaissance des Hommes et du Monde, mais surtout, imaginait-il alors, en espérant se faire regretter.

On reconstruit souvent sa propre histoire pour se rassurer qu’on l’a décidée soi-même…n’est-il pas ?

Ce fut la première fêlure entre Paul et Virginie.

Dis, quand reviendras-tu ? Au moins le sais-tu, que tout le temps qui passe ne se rattrape plus… ?

Après un an de galère noire, moite et étouffante il revint au pays, lesté de dix kilos supplémentaires dus, en grande partie, aux breuvages qui avaient remplacé les tisanes. Il retrouva Virginie qui ne l’attendait pas vraiment et qui végétait, profondément attristée et déprimée par le suicide récent de son petit frère Frédéric.

Le groupe, un temps reconstitué, se distendit puis éclata.  D’étudiants pleins de projets les jeunes gens se transformèrent en citoyens intégrés dans des activités diverses plus ou moins enrichissantes.

Jacques épousa une bourgeoise normande après avoir laissé croire à Virginie qu’il l’aimait.

Philippe fit plusieurs séjours en hôpital psychiatrique mais devait trouver, des années plus tard, la femme qui le stabiliserait. Virginie, qu’il idolâtrait en secret depuis le début de l’aventure n’avait pu qu’ajouter à son trouble en l’ayant entouré de son affection, plus comme envers un malade qu’en amie.

Bernard, lui se tua bêtement en voiture un moche petit matin. Sa joie de vivre, qu’il avait souvent communiquée à Virginie, en particulier et à tous, en général, s’est brisée net.

Ces trois-là avaient aussi succombé à la grâce et au charme de la demoiselle, comme le comprit définitivement Paul qui en fut marri et jaloux mais n’abandonna pas tout espoir de conquête.

L’amitié qui naquit alors entre Pierre, le grand frère et Paul devait s’avérer indéfectible ; elle surmonta  le cap des « amis de trente ans » et dure encore. Elle permit aussi à Paul –le-Jeune d’approcher indirectement le sujet de sa passion inextinguible. Il fut souvent invité dans la famille et estima qu’il y brillait au point de pouvoir être accepté, un jour viendra, en tant que gendre…Il était impressionné par la prestance toute britannique du père de Virginie et la grande culture italienne de la mère d’icelle.

Virginie, qui était désemparée par la dispersion de son cercle de soupirants-expirants se rapprocha peu à peu de Paul. Un soupçon de tendresse naquit entre eux.

Alors qu’après de multiples approches plus ou moins maladroites la fusion des deux corps était imminente, Virginie, dont la vertu avait survécu à Mai 68, mit une condition : obtenir l’avis et l’aval d’un gynécologue avant de passer à l’acte. Résultat : ses élans refroidis car programmés, Paul décida de prendre la fuite et d’accepter une mission au Brésil.

Virginie fut très choquée de ce non-choix soudain et lui écrivit un poème d’adieu.

                      « Nous avons peur de vous qui passez sans nous dire

                        Si la clarté surgit parfois dans vos brouillards.

Aucun de nous n’est seul quand l’autre l’illumine,

Et chacun vous appelle au delà du regard »
C’était triste et beau mais, en fait, elle avait plagié les « Fêtes Solaires ».

Ce fut la deuxième fissure entre Paul et Virginie.

La mécanique des fluides n’avait pas fonctionné.

À son retour, quelques années plus tard, Paul rencontra Marie, celle qui accepta  de leur donner des enfants et qui, contre vents mauvais et marées dangereuses lui fit tenir un cap et franchir la péninsule de « l’adulescent » qu’il était demeuré. Elle devint son soleil proche.

Les trois filles de Paul, en lui prodiguant régulièrement d’affectueuses petites secousses  l’aidèrent à ne pas vieillir et sécher sur pied.

Toutefois, au cours de ces années quelques jeunes planètes fugaces, du nom de Marie-quelque-chose, gravitèrent fugitivement autour de Paul. Chacune d’elles lui laissa des poussières cosmiques différentes et indélébiles qui le transformèrent mieux qu’une psychanalyse au long cours. Sa femme, son soutien, son ange gardien veillait inlassablement et fidèlement au grain.

Le temps passa comme seul il sait fuir…sans revenir

Un jour, après de longs périples intersidéraux, Paul-le-Vieux, sexagénaire et toujours rêveur de l’impossible retrouva Virginie, presque par hasard au cours d’un séjour chez Pierre. Tilt !

La renaissance de la belle amour ? Ils y crurent et, après trente ans de distance refirent timidement connaissance. Virginie n’était plus la passionaria aux bruns cheveux courts et au corps svelte. Elle avait finit par épouser un brave maçon, accepté bon gré mal gré par la famille et qui lui fit deux filles. Elle gérait désormais les malaises psychiques des occupants d’une pension gériatrique. Paul était resté relativement souple mais toujours aussi peu expansif. Il avait découvert la diversité et la richesse de la gent humaine (surtout la féminine) et mûri aux soleils des tropiques.

Ils arpentèrent les lieux qu’ils avaient aimés avec un peu de mélancolie et quelques déceptions. Virginie pleura beaucoup. Le feu du volcan éteint pouvait-il être ranimé ?

Le courant ne passait plus aussi bien : la résistance de ces années ? Eh oui, le sexe âgé ne génère pas autant que la folle jeunesse…! Paul, qui n’était pas le roi des cadeaux offrit tout de même à Virginie une belle coupe rapportée de Chine. Elle fut émue par ce symbole très féminin, le Saint Graal de tous les hommes.

 

–       Pourquoi m’as-tu abandonnée ?

–       ….

–       Je te trouvais un peu bête à l’époque (elle pensait assurément « con »), tu t ‘exprimais peu mais tu as évolué en bien, si, si !

–       Merci Mâ Dâme ! Moi, je te trouve toujours aussi belle…

–       Il faut que tu le saches Paul, je me suis très vite désinhibée dans les bras de nombreux amants ! Ça défilait, les portes claquaient, on se serait cru dans une pièce de Labiche ! (rire de femme libérée).

–       Et toi, te souviens-tu de notre premier baiser chaste dans la nuit d’un refuge des Pyrénées ?

–       Non, c’est loin ! On te surnommait alors « le tank aux gros yeux » : tu marchais d’un pas lent et régulier, sans t’arrêter et le matin au réveil, sans tes lunettes de myope, ton regard…! (rire moqueur).

–       Te souviens-tu du pyjama que tu portais alors : il était percé à l’endroit stratégique et j’ai vainement tenté d’en forcer sournoisement l’entrée !?

–       Non, tu inventes !….

–       Te souviens-tu de notre communion extatique dans l’écoute des concertos brandebourgeois, surtout le cinquième ?

–       Non, je crois que je préférais le troisième…

–       Surprenant cette amnésie sélective, n’est-il pas ?

–       Et toi, te souviens-tu ?…..

Paul resta muet devant ce mur du souvenir.

L’histoire commune que ces deux s’étaient construite après leur éloignement ne collait vraiment pas.

Paul rompit pour la troisième fois. Le coq ne chanta pas.

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que les routes des deux sexagénaires, plus ou moins volontairement  amnésiques, s’écartèrent définitivement.

Mais avant, Virginie convoqua Paul au jardin du Luxembourg pour lui remettre les morceaux de la coupe chinoise. Il prit le paquet sans un mot et le mit dans la poubelle la plus proche. Sayônara….

 

Ainsi fut scellée la plus véridique et la plus ultime des ruptures entre Paul et Virginie.

 

Qui sait ce qu’il adviendra au Paradis des Amants ?

Mais, en attendant l’illumination, le soleil persévérant de sa payse du matin calme continue d’éclairer et de réchauffer Paul.

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