L’ombre du marin par Françoise Romain

Publié le: Déc 31 2015 by Anita Coppet

Je venais de faire un long voyage entre Alsace et Morbihan. Un accident sur l’autoroute avait perturbé deux heures durant la circulation et retardé d’autant mon arrivée ; je me sentais énervée et fatiguée. Sur les derniers kilomètres, je bougonnais tout haut, crispée sur le volant. J’étais seule. Je me remettais difficilement d’une rupture sentimentale après dix sept ans de vie commune. Deux années s’étaient écoulées, pourtant les blessures étaient encore douloureuses. Depuis cette séparation les évènements négatifs s’étaient enchaînés avec la fermeture du service maternité où j’exerçais la profession de sage-femme. En équipe il avait fallu créer, organiser une nouvelle structure de consultations périnatales, contre l’avis de notre hiérarchie. Nous avions beaucoup travaillé pour présenter un projet irréprochable et enfin obtenu l’accord du directeur de l’établissement. Mais j’étais épuisée physiquement et moralement.
C’est dans ce triste état que je découvris Saint Pierre Quiberon où j’avais prévu de passer une dizaine de jours dans une paisible location. Le lieu était sans prétention : une grande cour gravillonnée, quelques parterres de rosiers et d’agapanthes épanouies, un pin centenaire qui projetait une ombre bienfaisante sur la véranda. Du regard j’ai cherché la logeuse, impatiente de régler les obligations d’usage. Attiré par le bruit de la voiture, un grand chien noir à la tête un peu hirsute a surgi du côté de la maison en aboyant énergiquement pour signaler mon arrivée. La propriétaire vint à ma rencontre et je me dépliai, muscles douloureux, nuque raide et reins contractés de mille tensions intérieures. La femme était de taille moyenne, plutôt gironde et malgré un visage un peu las, possédait ce teint de grand air que je trouve toujours magnifique.

– Je m’appelle Sylviane annonçât-elle avec un large sourire. Bienvenue chez moi.

Ces mots simples et accueillants relâchèrent en quelques secondes une partie des crispations que je véhiculais en plus de mes bagages. Je la suivis avec un certain entrain pour faire connaissance avec ma résidence transitoire. Le chien nommé Hercule, venu faire son inspection vers mon pantalon et mes chaussures semblait accepter ma présence ; il sautillait à mes côtés en poussant ma main avec sa truffe humide. La visite du logis ne m’a pas laissé de grands souvenirs : une vaste cuisine fonctionnelle était dotée de l’essentiel. Je remarquai au passage un canapé lit à grosses fleurs jaunes et bleues dans la pièce attenante, aménagée en salon et une petite salle de bain au carrelage vert olive. Sylviane me désigna depuis le couloir une belle et grande chambre aux tentures bordeaux où le soleil pénétrait largement en cette fin d’après midi. J’y jetai un coup d’œil distrait.

– Nous règlerons les papiers demain, je vous laisse vous installer. A demain, dit-elle en partant.

Je laissai mes bagages dans l’entrée remettant à plus tard mon emménagement, impatiente de détendre mon corps et mon esprit au bord de l’océan. J’avais repéré un sentier de douaniers proche de la maison. Le vent soufflait un air vivifiant qui me semblait de bon augure. Assise au dessus de la falaise, je me suis abandonnée au bruit de l’eau qui enveloppait les rochers. Le soleil couchant m’a envahi de douceur. Je sentais chaque parcelle de mon corps se dénouer et l’étau qui me serrait les tempes lâcher prise. Apaisée, je suis rentrée m’occuper du rangement. J’ai attrapé mon sac de voyage pour aller dans la chambre suspendre mes vêtements.
Alors que je franchissais le seuil, je fus prise d’une angoisse soudaine, violente et inattendue. Incapable d’avancer, je demeurai figée en avalant ma salive avec difficulté. Tendue, je risquai un autre pas dans la pièce mais une intense sensation de mal être me submergea, bloquant toute tentative de passer outre. Je reculai précipitamment et pris le temps d’observer les lieux étudiant chaque détail. Le lit ressemblait  à n’importe quel lit, centré sous une peinture anonyme, comme le sont souvent les tableaux dans les locations. Le jeté de lit satiné, était assorti aux rideaux bordeaux de la double fenêtre qui donnait sur une petite roseraie. Deux tables de nuit sur lesquelles étaient disposées deux lampes d’un beige sans caractère, une penderie en sapin clair et une commode du même bois complétaient l’ensemble. Bref, rien de bien singulier. Tu divagues ma pauvre fille, c’est la fatigue ou quoi ? L’inquiétude se dissipa doucement, mais repartit de plus belle lorsque je refis un pas à l’intérieur. L’appréhension était si forte que je décidai de ne pas dormir là. Je repoussai l’idée d’un nouvel essai et me dirigeai vers le canapé lit qui abrita ma première nuit. Elle fut très agitée. Le lendemain, après un solide petit déjeuner, carte régionale étalée sur la table de la cuisine, je commençai à établir le programme découverte de la région. Malgré moi, je pensais à cette chambre toute proche, me posant mille questions auxquelles pour le moment je ne souhaitais pas répondre. Je savais néanmoins avec certitude que je ne pourrais pas y dormir et allais fermer la porte. J’étais là pour me réparer…pas question de me laisser envahir par des ondes néfastes, quelles qu’en soient les causes.
Durant le séjour, mes balades me menèrent sur les sentiers de la presqu’île, je vivais au rythme de la nature, des côtes changeantes liées aux mouvements magnétiques de l’eau. Je respirais l’air frais, chargé d’humidité iodée apporté par le lointain. Mes pensées sombres semblaient  petit à petit s’envoler vers le large et je retrouvais la joie de débuter les matins. J’absorbais de l’énergie comme un jour de grande soif, restaurant celle qui avait déserté ma carcasse. Un retour à moi-même en quelque sorte. Je vis peu Sylviane durant cette semaine, sauf un soir autour d’un apéro auquel elle m’avait conviée. J’ai hésité et finalement renoncé à lui parler de la chambre aux rideaux bordeaux. Je n’ai rien dit par pudeur ou plutôt par peur de passer pour une originale. Pourtant la veille de mon départ, en allant lui dire au revoir, je lui ai avoué que j’avais passé toutes les nuits sur le canapé.

– Je n’ai pas pu dormir dans la chambre, je n’ai même pas réussi à y pénétrer.

Je lui expliquai mes impressions, mon angoisse dans cet endroit. Sylviane se figea, regard fixe et je la vis pâlir. Quelques secondes de silence…Et puis…

– Mon mari qui était marin s’est suicidé dans cette pièce, il y a cinq ans. Il s’est pendu.

Je blêmis aussi, imaginant sa détresse au rappel de ces moments violents et douloureux. Et moi, comment avais je pu sentir le désespoir d’un total étranger, cinq ans après sa mort ? Les murs gardent-ils le témoignage de ce qu’ils ont abrité ? Je n’arrivais plus à prononcer une parole. Elle a ajouté cette phrase qui m’a parue sur l’instant assez incongrue :

– Pourtant avec mes enfants, nous avons refait toute la pièce…

Je n’avais jamais perdu un être proche et je ne savais pas encore que modifier l’aspect de vieux murs n’efface jamais totalement l’âme de ceux qui ont vécu là. J’ai compris quelques années plus tard en entrant dans la maison de mon père qui venait de mourir et dont je sentais encore la présence. Il y est resté longtemps.
Avec peine j’articulai bouche sèche :

– Je ne sais pourquoi j’ai senti dans cette chambre, un grand désarroi, quelqu’un qui n’était pas en paix, en proie à des tourments, et c’est sans doute pour cela qu’il m’a été impossible de dormir à cet endroit.

Avec beaucoup d’émotion, elle a écouté des larmes plein les yeux. Personne auparavant dans la location ne lui avait parlé de troubles semblables. Elle ne m’a rien expliqué des raisons qui avaient conduit son mari à décider de faire ce geste irréversible; je n’ai posé aucune question. Avant de partir, je suis retournée au seuil de la chambre immobile ; le malaise a persisté mais je comprenais enfin l’étrange situation. J’étais certaine que cet homme avait connu de terribles souffrances intérieures que j’avais captées grâce à une aptitude particulière, dont j’ignorais tout. J’ai senti tout à coup un besoin irrépressible de m’adresser à cet ’’esprit ‘’. J’ai fermé les yeux, en écartant les bras comme pour y envelopper la détresse contenue. Avec détermination, j’ai essayé de la transformer en une force positive, semblable à celle qui m’avait guérie. Et là, je me suis autorisée à lui dire de partir en paix loin de sa maison. J’ai eu le sentiment curieux d’être entendue…
Les échanges avec Sylviane se sont maintenus bien après mon retour. Deux années avaient passé entrecoupées de lettres et de coups de fils chaleureux. Elle me parlait de ses enfants et petits enfants, d’un petit bonhomme né dans le foyer de sa fille en Haute Savoie. Il y avait du bonheur dans sa voix. De mon côté j’allais mieux. Peu à peu je reconstruisais une vie sociale joyeuse. La dernière fois que j’avais discuté avec Sylviane, je lui avais proposé un rendez vous téléphonique dans le courant du mois d’octobre suivant mais ce jour là, alors que j’avais déjà le combiné en main, une angoisse sourde me fit reposer l’appareil et rester figée. Le même malaise profond que celui ressenti quelques années plus tôt devant la chambre m’envahit. Il se poursuivit les jours suivants. D’autres tentatives se soldèrent toutes de la même manière. Impossible de passer cet appel sans être étreinte d’une inexplicable anxiété.                                                                                                                                                  Un mois plus tard, je me décidai brusquement et Sylviane décrocha. Je me nommais, mais j’avais déjà perçu le malheur au fond de sa voix.  J’articulai en avalant péniblement :

– Que se passe t-il ?

J’entendis des sanglots puis Sylviane annonça :

– Mon fils est mort le mois dernier d’une rupture d’anévrisme.

La gorge prise dans une chape de béton, je demeurai pétrifiée. Je me sentais démunie devant la fatalité qui s’acharnait sur cette femme et sa famille, ces morts violentes et brutales et par la singulière prescience qui me reliait à elle.                              J’ai bredouillé les paroles d’usage dans un état brumeux, avant de raccrocher. Cette histoire surprenante aux rebondissements tragiques a longtemps hanté ma mémoire avant que le temps ne dilue ce grand trouble. Je me suis souvent demandée si l’ombre du marin avait rejoint celle de son fils et si tous deux s’étaient retrouvés dans un ailleurs serein.                 J’ai pris des nouvelles de Sylviane durant les mois suivants ; sa famille l’entourait beaucoup. Tous faisaient front commun contre le chagrin. Puis nos échanges se sont espacés tout naturellement. Et ce fût le silence.
En juin dernier, le hasard… mais est ce bien le terme… a voulu que je passe à Saint Pierre Quiberon. L’envie de rendre visite à Sylviane m’est venue. A l’entrée de sa rue, je me suis arrêtée, son numéro de téléphone sur un papier dans la main. Tout à coup, j’ai eu la conviction que mon idée n’était pas bonne. Il n’y avait plus de sens à donner à cette relation car nous n’avions hélas que des moments douloureux à partager.                                                                                                                                                Alors j’ai démarré, j’ai regardé la rue s’éloigner à travers la vitre de ma voiture et mis un point final aux  souvenirs de Quiberon et de sa presqu’île.

8 Comments to “L’ombre du marin par Françoise Romain”

  1. Stéphanie Henry dit :

    Adresse Postale
    9 rue du Prof Roux 78230 Le Pecq
    Bravo Françoise, j’aime beaucoup votre nouvelle : pour son sujet qui m’est familier (j’ai senti ce que vous décrivez dans une maison à louer en Grèce) et pour la fluidité de votre écriture. Je l’ai lue d’une traite !

    • Françoise Romain dit :

      Bonsoir Stéphanie,
      Je voulais vous remercier pour votre commentaire. J’ai été intriguée par le fait que vous ayez ressenti également ce type d’émotions, en Grèce, disiez-vous. Avez vous eu une explication durant votre séjour?
      Vous semblez avoir beaucoup d’humour, j’aimerais bien lire votre récit sur un tel sujet !
      Cordialement. Françoise

  2. marie laure dit :

    Très belle histoire, qui peut arriver à beaucoup de personnes.
    Se sentir mal dans un endroit, avoir une sensation d’angoisse
    sans explication peut venir de choses du passé.
    Belle écriture, facile à lire et intéressante. Bravo

    • Françoise Romain dit :

      Bonsoir Marie Laure
      Merci à vous pour votre retour positif sur mon texte. C’est réconfortant d’avoir des commentaires bienveillants après quelques semaines d’efforts…

  3. Géraldine dit :

    Bravo Françoise, c’est très bien écrit, agréable à lire et très « prenant ».

    • Françoise Romain dit :

      Merci Géraldine pour ce commentaire encourageant. Un autre sujet trotte dans ma tête, mais c’est dur d’écrire sans la contrainte des « devoirs »….

  4. barbier martine dit :

    Histoire très prenante, très bien écrite. Félicitations et merci à Brigitte qui m’a permis de vous connaître.

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