Peau d’œuf par Stéphanie de Quatrebarbes

Publié le: Déc 31 2015 by Anita Coppet

La date était enfin arrêtée. Ce serait le 9 décembre, une semaine plus tard exactement. L’été avait été fatiguant. La chaleur pesante, les repas aussi s’étaient compliqués. Trop tard, ou trop longs. Trop arrosés ou trop bruyants. Elle se fatiguait beaucoup avec tout ce monde autour d’elle, mais elle avait tant de plaisir à être entourée, si peu de jours par an…
Elle passait le reste de l’année seule dans un appartement du nord de la France. Un bel appartement, cossu et confortable, avec une magnifique vue sur le golf. Il était clair, les grandes baies vitrées qui donnaient plein sud accrochaient chaque rayon de soleil, et la lumière inondait le séjour qu’elle avait décoré avec soin. Elle avait eu le temps de soigner chaque détail, elle y vivait depuis plus de cinquante ans… Ils l’avaient acheté, son mari et elle, peu de temps après être rentrés du Maroc où ils avaient vécu leurs premières années de jeunes mariés. Les enfants étaient encore à la maison, du moins quatre d’entre eux, l’ainé étant déjà installé à Paris où il faisait de brillantes études. L’appartement comptait quatre chambres et deux salles de bain. Un grand séjour le long duquel filait un balcon rempli de géraniums qu’elle couvrait et découvrait au rythme des saisons. C’était parfait pour eux. Ils avaient donc acheté très vite, sans trop y penser, et avaient été très heureux les premières années. Oui, très heureux. C’est à cela qu’elle pensait en tentant de mettre de l’ordre dans le dernier tiroir de la commode qu’elle n’avait pas eu le temps de terminer de ranger la veille. Son regard se perdait dans le vide, et ses gestes semblaient suspendus dans l’air tandis qu’elle se frottait les yeux.

Depuis sa plus tendre enfance, on ne lui parlait que de ses yeux. Deux grandes billes d’un bleu profond. Ils étaient d’une grande tendresse, avec au fond un peu de malice. Elle était très coquette et son âge avancé ne changeait rien à ses petites manies. Après ses  dix minutes de gymnastique au pied du lit, elle se lovait dans un cachemire rose pâle, se poudrait le nez et peignait avec attention sa chevelure d’un blanc soyeux. Ses gestes étaient lents et doux. Elle évoluait dans l’appartement avec la discrétion d’un chat, laissant derrière elle un effluve de Miss Dior, le seul et unique parfum qu’elle n’ait jamais porté. Son mari l’appelait « Peau d’œuf ». Il était décédé quelques années plus tôt mais ce surnom était resté,  bien que beaucoup autour d’elle se demandait pourquoi il lui était à ce point mal assorti. Il était parfois dur avec elle mais surtout très protecteur et très taquin. Avait-il voulu la titiller sur sa gourmandise légendaire ? Ou insinuer un fond de pourriture, que leurs nombreuses années de vie commune avaient fini par révéler ? Elle était, il est vrai, parfois piquante et  tranchée dans ses jugements. Lorsque quelque chose l’ennuyait ou la prenait au dépourvu, elle prétendait une migraine et restait au fond du lit. Avec le temps, la migraine s’était transformée en surdité. Au point que désormais, elle n’entendait plus que ce qu’elle voulait bien entendre comme si elle avait voulu monter autour d‘elle une barrière de silence pour qu’on la laisse en paix.

 

La journée avançait à grands pas et il fallait désormais qu’elle attaque la chambre du fond, la dernière qu’il lui restait à trier avant que d’autres ne le fassent à sa place.  Elle l’avait laissé pour la fin, afin de reculer le plus possible le moment inéluctable où il faudrait revivre ces terribles souvenirs. En effet, les premières années, si heureuses dans cet appartement, avaient très vite été assombries par un terrible événement. Un jour d’automne, presque quarante-cinq ans plus tôt,  alors que son mari travaillait et qu’elle était sortie faire une course laissant à son grand fils la charge de garder « les petits »,  il s’était donné la mort. Sa fille ainée, ayant entendu un bruit sourd dans la chambre voisine, avait découvert son frère allongé dans une flaque de sang, gisant près d’un fusil de chasse. Elle s’était précipitée chez les voisins, prenant auparavant le soin d’enfermer ses jeunes frères et soeurs dans la cuisine pour les protéger du macabre tableau. C’était dans la chambre bleue, la pièce derrière la cuisine, que plus personne n’avait voulu occuper par la suite. Elle était rapidement devenu « le bureau », un lieu de passage où l’on ne restait pas, comme pour fuir cet événement passé sous silence…
Son fils n’avait pas laissé de mot, ni laisser entrevoir le moindre indice de ce qu’il préparait. Il souffrait depuis de nombreuses années de violentes crises d’épilepsie. Mal soignées et surtout mal comprises à une époque où  la psychologie et la psychiatrie n’étaient que balbutiements, elles provoquaient chez lui un sentiment profond d’anormalité et de honte, que ses parents encourageaient par leur silence et leur volonté insistante de taire cette étrangeté.

 

Après cette tragédie, elle avait voulu fuir. Changer d’air, bouger pour oublier mais son mari n’avait pas accepté.  Il avait fallu rester, surtout ne pas faire de vague et ne pas se faire remarquer. Ne pas s’étendre, ne pas partager, faire semblant de rien…
L’appartement s’était alors refermé sur eux et sur leur mystérieux secret. Elle en avait souffert de longues années puis s’en était accommodée. Chaque rayon de soleil qui perçait la vitre était devenu un clin d’œil, une caresse attentionnée de son fils pour lui réchauffer le dos. Chaque objet lui racontait une histoire, un souvenir, laissait entendre une voix et la vie avait pris le dessus. Seule la chambre du fond était restée un espace mort. Et il lui fallait réunir toutes ses forces aujourd’hui rien qu’à l’idée de devoir y passer quelques heures pour faire le tri.

 

Elle décida de remettre ça au lendemain. Sa plus jeune fille devait arriver dans la matinée pour l’aider aux derniers préparatifs avant le déménagement. Ce sont ses enfants qui l’avaient poussée à prendre cette décision. Après quelques jours de vacances sur la Côte d’Azur, elle était rentrée seule pour les deux mois d’été où elle n’avait presque vu personne. A force de dire gentiment qu’on la laisse en paix, ils avaient fini par le prendre au pied de la lettre ! Bien trop heureux de ne pas avoir à s’occuper d’elle et à assister au douloureux spectacle d’une mère vieillissante. Elle peinait de plus en plus à faire sa toilette mais refusait qu’on l’aide. Elle ne cuisinait plus et ne mangeait presque rien. Elle ne prenait l’air que quelques heures par semaine, mais elle ne voulait pas être un « poids ».  Surtout, ne compter que sur soi. Cela aurait pu être la devise de cette famille que la souffrance et le silence avaient tant endurci, qu’aucun d’entre eux n’avait plus la force de s’occuper des autres…
Plusieurs fois avant l’été, ils lui avaient dit que ce serait bien qu’elle déménage pour aller dans une maison de retraire où elle serait plus entourée. Mais elle ne voulait pas. Quitter l’appartement, c’était quitter ses souvenirs, quitter ce fils chéri avec lequel elle conversait secrètement depuis qu’elle vivait seule. C’était abandonner ses repères, sa routine, les petits bruits qu’elle connaissait par coeur, le volet qui grince, les pas de la voisine qui rentre tard, la porte du local poubelle qui claque. C’était renoncer au coucher de soleil sur le golf et au rouge éclatant des géraniums les soirs d’été. La seule idée de devoir abandonner tout ça lui nouait le ventre. « Plutôt m’enterrer !»  leurs répétait-elle d’une voix ferme mais tremblante.

 

Mais l’été lui avait paru si long… Pas une visite. Trop peu d’appel. Et le Carnet du Jour du Figaro qui annonçait invariablement chaque semaine le décès d’une vieille amie… Alors, elle avait cédé. Elle avait appelé son fils aîné un matin de septembre et lui avait dit qu’elle voulait qu’il l’aide à trouver un appartement dans une « maison de vieux ».

–       Tu es sûre maman demanda t-il ?

–       Oui, sûre, je me sens trop seule ici et je ne veux pas vous embêter.

Et pour rompre le silence pesant qui s’était installé, elle avait poursuivi :

–       Et puis tu sais ma vue sur le golf, ça fait cinquante ans que j’en profite alors c’est bon, je peux passer à autre chose.

Ils avaient raccroché et dès la semaine suivante, ils avaient visité un deux pièces aux Calèches. Ce n’était pas très loin de chez elle et son amie Jacqueline y vivait. Il y avait une grande salle à manger commune au rez-de-chaussée où les repas étaient servis. Et chaque après-midi, des activités étaient organisées, bridge, scrabble, tarot, tricot et parfois même des conférences.

–       Tu verras, ce sera bien, avait conclu son fils en remontant dans sa voiture après avoir remercié le directeur des lieux pour son accueil.

Elle avait signé la promesse de vente dès le lendemain, sans trop y penser, et depuis les choses s’étaient précipitées. Il ne restait plus qu’une semaine avant le 9 décembre. Elle avait décliné tous ses engagements, elle n’avait pas le temps, et surtout pas l’envie. Elle se sentait si fatiguée. Elle se demandait bien où elle allait trouver la force de vivre ce changement. Et puis, à quoi bon finalement ?

–       Si ça tombe je serai morte avant ! Et ce ne sera pas plus mal, avait-elle dit la veille à sa petite fille chérie au téléphone. Tu viendras me voir dit, tu me manques tellement.

–       Mais oui Mamie, je te promets, juste après Noël. J’ai très envie de connaître ton nouveau chez toi.

–       Oh tu sais, c’est minuscule ! Mais bon, pour ce que j’y ferai, ça suffira bien.

–       Mais si, ne t’en fais pas, tu sais, tu seras bien là bas, c’est bien d’avoir pris cette décision, tu verras.

–       Oui, oui.. Tu as raison. Et elle avait raccroché en soupirant.

Au fond d’elle, elle ne savait pas si elle avait raison. Elle sentait plutôt qu’elle n’avait pas le choix. Personne n’avait le temps de s’occuper d‘elle. Ses enfants vivaient loin et n’avaient jamais manifesté la moindre intention de s’encombrer d’une vieille dame. Et ses petit enfants travaillaient beaucoup et devaient s’occuper de leurs enfants, ses «12 arrière-petits »..C’était bien normal, alors, que faire ?

 

Nous étions le matin du 9 décembre. Elle avait mis son réveil à 7 heures mais n’avait pas dormi de la nuit. Son plus jeune fils arriva le premier « Salut Maman ! », entouré de deux colosses flanqués de cartons qui ne prirent même pas la peine d’enlever leurs grosses « godasses » sur sa belle moquette blanche. Ça s’agitait dans tous les sens. Ça entrait, ça sortait. Une équipe travaillait dans la chambre, l’autre dans le salon et une troisième allait et venait entre la cuisine et la chambre bleue. Elle était pétrifiée.

–       Ça va Maman ?

Elle ne répondit pas à sa fille cadette qui venait d’arriver, malgré son insistance. Elle  était ailleurs. Elle resta longtemps sur le seuil de la chambre bleue puis y rentra petit à petit et s’assit sur la chaise devant le bureau en repensant à ses premières années heureuses, puis à ce mur de silence qu’elle avait du construire pour rester debout.  Il faudrait qu’elle trouve enfin la force d’en parler avec ses enfants, pour partager leur souffrance. Pendant des années, il avait fallu se taire, ne rien dire, ne jamais prononcer le mot suicide pour ne pas entacher la réputation familiale. Il avait fallu contenir les maux, effacer les mots et continuer à avancer. Eux aussi  avaient du terriblement souffrir de cette situation… Pour résister et ne pas sombrer elle avait mis en place toute une série de stratagèmes adaptés à son âge. La migraine d’une jeune mère de famille d’abord, puis la surdité d’une vieille dame, pour pouvoir se retirer, et penser.  Puis, ses traits s’étaient tirés, sa peau s’était fripée devenant aussi fine que celle de l’oeuf, cette discrète protection entre la coquille et le blanc. Une « Peau d’oeuf », c’est bien ça. Il ne lui allait finalement pas si mal ce surnom, pensa-t-elle !

– Maman ? Tu viens ? Il faut y aller.

– Oui ma chérie, une seconde, j’arrive. Elle prit le temps de regarder chaque détail de la chambre. Le papier peint bleu gris qui au toucher avait l’aspect d’un tissu. La lampe en bronze sur le bureau, la bibliothèque qui était vidée de ses livres. Le miroir derrière la porte, le paravent, qui cachait le coin où le corps avait été retrouvé. Et sur le mur de droite, un joli cadre en argent avec la photo d’Alain, prise l’été avant sa mort. On y voyait en noir et blanc, un beau jeune homme assis en maillot de bain sur un dériveur au bord de l’eau. Il était, tout en longueur et en muscle,  brun, souriant, son regard était profond et semblait tourné vers elle.

Elle glissa le cadre dans son sac à main, et rejoint ses enfants avec un sourire ému.
– Je suis contente que vous soyez là,  dit-elle à son jeune fils et à sa fille en refermant pour la dernière fois la porte de son appartement. Organisons vite un dîner tous ensemble, j’ai des choses à vous dire.

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