Amours interdites par Bertrand Debrueres

Publié le: Juil 12 2017 by Anita Coppet

A l’orée des ultimes instants, Mathilde n’avait pas peur. Depuis l’irruption de ce foutu cancer, elle en avait bavé. De l’espoir et des larmes. La fin arrivait, ou plutôt la vie la quittait. Comme une auréole de bonheur qui s’évaporait. Elle trouvait ça normal. « La vie est un passage, » disait-elle. Elle mettait dans ses jours une part d’éternité, elle y mêlait toute sa famille. Au bras de sa fille, sur les grands boulevards, elle levait les yeux vers le ciel de Paris : « Tu vois, Anna, ces platanes et ces vieux marronniers ? Ils nous ont vu naître, ils nous verront mourir !
– Ce sont eux nos vrais parents, répondait la jeune fille. »
Anna ignorait la portée de sa réponse et ce que la vie peut cacher de mystère et de secrets, jusqu’à la vérité de sa propre naissance.

Dans sa chambre d’hôpital, Mathilde avait accroché deux immenses photos, imprimées en poster, encadrées avec goût, qui ne laissaient à la télévision qu’une portion congrue de surface murale. Ses parents d’un côté, toute sa famille de l’autre. Sur la photo de famille, Mathilde et son mari Philippe, avec leurs enfants, étaient mis en scène par le photographe. Chacun courrait ou sautait joyeusement, figé en une attitude acrobatique ou burlesque. Anna éclairait le cliché de sa grâce singulière.

Mathilde se demandait ce qui la fascinait dans ces photos. Jour après jour, à se projeter le film de sa vie, elle se nourrissait du lien étrange et secret qui l’unissait à sa fille, tout comme à sa mère. Une surprenante alchimie de circonstances et d’émotions. L’éclosion d’amours interdites et la naissance d’enfants secrets. Sa mère, Clémence, puis sa fille, Anna.

Mathilde avait été une femme heureuse. Elle avait rencontré Philippe lors d’un voyage en Espagne. Pas vraiment un bel homme. Un être rond, joyeux, discret, qui s’inquiétait d’elle avant de penser à lui, la comprenait, la rassurait. Elle l’avait épousé et vécu à ses côtés jusqu’à leurs noces d’or. Le cœur avait emporté cet homme de bien qui avait profondément aimé sa femme et tout supporté. Le doute, le secret, la singularité d’Anna : peu avant sa mort, il aurait voulu en parler, mais trouvé plus élégant de n’en rien faire. Car Philippe avait toujours su qu’un jour de mai, en Italie, sa femme Mathilde avait connu le grand amour avec un autre.

Cet inconnu était une ombre dont le murmure à l’oreille de Mathilde l’avait soudainement rendue folle. Un amour qui l’endormait aux lueurs de l’aube après avoir dansé la nuit dans les bars de Florence ; une émotion libératrice, à l’image des Jardins Boboli qu’elle gravissait en courant jusqu’à l’Isolotto, avant de s’assoupir d’amour sur un banc de pierre. Diego la réveillait d’un baiser qui la faisait hurler de rire. Mathilde s’était rendue par hasard à ce séminaire littéraire. Pour une conférence sur les amours interdites et les enfants de la guerre. La voix de Diego l’avait transportée. Cet américain, de l’UNICEF, d’origine mexicaine, portait un regard de douceur infinie. Elle s’y était immédiatement perdue. Les deux amants partageaient un goût commun pour les arts la littérature et l’Italie. Après leur conférence, ils avaient séché le séminaire et décidé de vivre Florence comme des fous. Mathilde avait perdu son anglais, Diego le lui avait retrouvé, ils s’étaient parlé et laissés engloutir dans une passion déchaînée. Quelque temps après, Mathilde se sut enceinte. Anna vint au monde. Diego en fut informé, Philippe reconnut l’enfant. Mathilde ne revit Diego qu’une fois et l’aimait toujours. Mais elle avait décidé de ne jamais briser sa famille. De son côté, Philippe avait rangé au fond de sa conscience les doutes qu’il nourrissait grandir sa fille. Il aimerait sa femme quoiqu’il advienne. A Diego, Mathilde avait fait promettre de ne jamais rechercher Anna ou d’en revendiquer la paternité. Cette tractation s’était conclue en marchant dans Paris, seuls au monde, dans une ultime étreinte de paroles de regards et de baisers. Les amants s’étaient séparés au milieu du Pont au Change, à jamais. Mathilde avait pleuré, longtemps. Mais les choses étaient en ordre.

Depuis, en admirant chaque jour Anna qui s’éveillait au monde, cette petite fille joyeuse née d’amours secrètes, Mathilde se souvenait qu’elle-même était aussi une enfant particulière. La photo de gauche sur le mur de la chambre montrait ses deux parents, amoureux, les cheveux au vent de la liberté. Clémence, sa mère, se blottissait dans les bras d’un homme sec, au visage étroit, anguleux, sincère, dont l’apparente austérité se fondait dans de grands yeux calmes et doux. Sous l’Occupation, Werner était officier de télécommunications à la Kommandantur de la rue de Rivoli. Le coup de foudre s’était produit pendant l’été 44. Clémence avait égaré un livre au Luxembourg, Werner le lui avait retrouvé, ils avaient parlé, ils s’étaient aimés. Enceinte, Clémence avait fui Paris, et Werner avait connu la prison. Quand ils s’étaient retrouvés, Mathilde, fruit de leurs amours interdites et enfant de la guerre, avait dix ans.

Rompant la monotonie des journées qui s’étiraient, Mathilde prenait plaisir à faire remonter à la surface du souvenir les deux histoires de femmes et d’amour. Un visiteur invisible l’aurait vu sourire. Elle se demandait si l’amour interdit n’était pas une sorte de maladie, inscrite dans l’ADN, que Mathilde aurait hérité de sa mère et qu’Anna, à son tour, vivrait un jour ; ou un exceptionnel don du ciel attribué à certaines femmes en garantie de leur liberté et de leur bonheur ; ou, simplement, le fait du hasard. Mathilde se perdait dans ces conjectures. Mais elle était aussi minée par un autre tourment. Il lui paraissait essentiel qu’Anna sût ce que ces passions contenaient de beauté et de liberté. Qu’elle connaisse les souffrances de sa grand-mère et l’honneur de sa fidélité. Qu’elle puisse vivre la liberté de sa mère, son renoncement, celui de Diego et l’immensité de l’amour de Philippe. Anna devait savoir. Mathilde devait lui parler avant de mourir.

 

Après avoir traversé la cour de l’Hôpital St-Louis, Anna frappait toujours deux coups forts à la porte de la chambre, de sorte que sa mère la distinguait toujours des infirmières, des médecins et des autres visiteurs.
« Bonsoir maman ».
Anna courbait son grand corps sur le lit, enlaçait sa mère de ses longs bras et l’embrassait délicatement sur les joues et le front.
« Bonsoir ma fille, souriait sa mère.
– Je t’ai apporté des fleurs, ajoutait Anna en lui montrant un bouquet qu’elle avait elle-même composé chez le fleuriste, j’ai pris du jasmin, c’est la fleur des amoureux ! Comment vas-tu ? - Mieux qu’hier. Moins de douleurs, mais je suis fatiguée et respire plus vite. Et toi ? ». Mathilde ne s’attardait jamais longtemps sur son état de santé.

Fleurissait alors une conversation de femmes. Le travail, les collègues, les rideaux à changer, les vêtements achetés et les nouveaux magasins, et quantité d’autres choses très drôles. Mathilde était heureuse ; elle écoutait sa fille en la buvant des yeux. Une belle femme brune, au regard franc, élégamment vêtue, surdiplômée, fondatrice d’une start-up de cosmétiques bio. Mathilde y devinait évidemment la fierté et la douceur de Diego, ses mains, ses gestes, ses murmures.

Vers neuf heures, Anna allait se chercher un café. La soirée se passait, doucement, entre mère et fille. Au soleil couchant, les grands arbres de la cour de St Louis ployaient leur ombre sur le lit de Mathilde. Anna attendait qu’elle s’endorme. Puis elle quittait l’hôpital.

Par un hasard malicieux et secret, Anna habitait au 5 rue de Florence. Elle rentrait souvent chez elle par le métro puis à pied. Depuis peu, elle éprouvait le besoin de se couper du monde et de méditer. Elle déconnectait son smartphone et s’asseyait sur un banc du Parc St Georges ou du Square Berlioz. Anna n’était pas du genre à se poser des questions inutiles. Elle était mélancolique en voyant sa mère souffrir. Mais il y avait autre chose. Elle pensait à son père Philippe qui parfois lui paraissait lointain. Ou à un amoureux qui un jour lui avait demandé : « Anna, d’où viens-tu pour être si belle ? ». Et à sa mère, surtout, dont la conversation l’intriguait, comme si elle gardait des secrets enfouis, dont elle voulait se délivrer.

 

La maladie de Mathilde s’aggravait. Une fin d’après-midi de décembre, Paris était embourbé dans un crachin morose et lancinant. Tout allait mal. Le métro en grève, les pieds mouillés, les réunions en retard, les projets en rade, jusqu’à ce fleuriste qui n’avait plus de roses. Le tumulte cessa d’un coup quand Anna entrouvrit la porte de la chambre.

Mathilde reposait comme un gisant dans son grand lit blanc, nimbée de la pénombre silencieuse de la chambre d’hôpital. Anna installa délicatement les fleurs dans un vase de cristal sur la table de nuit. Elle tira une chaise et s’assit avec précaution au bord du lit. La main droite de Mathilde, à peine parcheminée, vigoureuse, était restée offerte par-dessus le drap de coton bleu. Anna la prit dans sa main chaude et la serra comme un bébé.
« Anna, ma fille…, murmura Mathilde en ouvrant les paupières.
- Bonsoir maman, je suis en retard, rien ne va aujourd’hui.
– Anna, je crois que pour moi non plus ça ne va plus trop bien… » lui confia sa mère en s’abandonnant.

Anna serra la main de sa mère encore plus fort.
« Anna, il y a quelque chose…tu es grande maintenant… ».
Un silence étrange entoura soudain les deux femmes, que le temps suspendu rendait encore plus oppressant, leurs deux cœurs se mirent à s’accélérer, comme à la promesse d’une émotion forte ou l’annonce d’une grande nouvelle.
« Il faut que je te dise…, tu dois savoir…, continua sa mère.
- Que se passe-t-il maman ?
– C’est une belle histoire… je ne t’ai jamais dit… ton père … » murmura Mathilde dans un soupir.
Anna sentit son ventre se nouer et son corps se dérober. Les doutes, les interrogations, l’attitude de Philippe son père, les moments de trouble, tout lui remontait violemment à la mémoire. Sa mère allait apporter la solution de l’énigme et s’absoudre du secret.

Figée entre l’ardente envie de connaître une vérité et la crainte qu’elle soit douloureuse, Anna sursauta brutalement quand la sonnerie de son smartphone rompit le silence. Elle se leva et répondit à l’appel. Elle tournait le dos à sa mère. Soudain, l’alarme du cardioscope se mit à retentir. L’infirmière déboula précipitamment. C’était la fin. Mathilde allait s’éteindre avec son secret.
Anna se redressa :
« Arrêtez cette sirène, et laissez-nous ! » ordonna-t-elle. L’infirmière se retira, laissant la chambre sombre retentir des seuls bips du cardioscope, de plus en plus lointains.
Lentement, le cœur de Mathilde s’arrêta, jusqu’au dernier souffle. Anna lui caressa ses beaux yeux, et les ferma pour toujours. Puis elle s’allongea et la serra dans ses bras, dans une étreinte

éternelle ou nul ne savait qui était la mère et qui était l’enfant. Tandis qu’elle pleurait en silence, Mathilde quittait le monde pour retrouver Diego.

 

Le lendemain, dans le placard de la chambre, Anna découvrit une vieille boite de galettes bretonnes en fer blanc. A l’intérieur, des images jaunies. Les photos de Florence. De vieux clichés d’un homme avec sa mère, amoureux. Sous les photos, entourées d’un élastique brun, les cartes UNICEF que Diego envoyait à Mathilde chaque année en septembre, à la date anniversaire de leur amour.
Au bas de chaque carte, à l’encre noire, en petits caractères, elle lut : « Pour Mathilde et ma fille Anna. Je vous aime. Diego. »

One Comment to “Amours interdites par Bertrand Debrueres”

  1. J’ai beaucoup aimé votre façon de raconter ces histoires de femmes et d’hommes sincères, loyaux et amoureux.
    Il y a l’amour passion et celui moins spectaculaire, fidèle et solide. Votre écrit qui témoigne de ces situations sur plusieurs générations m’a touchée. Vraiment.

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