« Maggie » par Lucie Demaret

Publié le: Oct 20 2017 by Anita Coppet

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Juin 1980, Lenox Hill Hospital, Manhattan, New-York

Une forte lumière, du sang, des pleurs, des cris. Première bouffée d’air. La vie.

 

Mai 1983, Little Creek, Virginie

L’école. Sortie du cocon. Seule face à tous ces sourires. Deuxième épreuve de la vie. Maman. Serrer fort. Premier éloignement, premiers déchirements. Inquiétude grimée. Pleurs étouffés.

 

Septembre 1988, Meridian, Floride

« Pourquoi je dois y aller maman ?

–       Parce que tu as bobo et qu’il faut te soigner vite mon lapin.

–       Mais j’ai trop peur et tu seras même pas là !

–       J’attendrai juste derrière la porte et je serai là à ton réveil. Tu ne sentiras rien du tout !

–       Et c’est sûr qu’ils savent quel bout il faut enlever dans mon ventre ?

–       Oui, c’est promis. Allez, les infirmières et le docteur sont prêts. Courage ma petite fille,
je t’aime.

–       Tu m’aimes comment ?

–       Plus grand que l’univers. »

 

Octobre 1993, Meridian, Floride

Papa,

Dis-moi qui tu es. De toi, je connais ton uniforme et le surnom que les autres te donnent : Capitaine. À treize ans, est-ce qu’on doit déjà vivre comme les grands ? Est-ce que j’ai mal appris mes leçons‍‍ ? Car j’ai un peu de mal à vivre. Ou alors j’ai pas bien compris. Pourquoi tu n’es jamais là quand je souffle mes bougies ? Pourquoi les autres vont à la pêche avec papa le dimanche et pas moi ? J’aimerais que tu me serres fort la nuit quand je rêve en noir, que tu me dises que le soleil sera plus fort que les nuages. Papa, c’est parce que je suis pas assez jolie que tu m’aimes pas ?

 

Août 1994, New London, Connecticut

Les copines. Les bêtises. Les garçons. Rire. Partager. Refaire le monde. Rêver très fort. Se couper la frange qui fait bébé. Se croire invincible. Manger des bonbons avant le dîner. Ne jamais se peser. Faire des grimaces à la caméra. Chanter n’importe quoi en anglais. Imiter les grands. Se moquer gentiment.

 

Février 1997, New London, Connecticut

Devenir une femme.

 

Juillet 1997, Cherbourg, France

Deux ans. Pas plus. Stade trop avancé. Chimiothérapie. Perte de tout : cheveux, poids, force, espoir, avenir. Maman.

 

Juin 1998, Cherbourg, France

Maggie,

Il y a 18 ans aujourd’hui, la vie m’offrait son plus beau cadeau. Un joyau sans prix que je n’ai cessé de protéger contre mon cœur depuis. Tu as beau être une adulte aux yeux de la loi, il te reste tant de choses à apprendre mon bébé. Tu as la vie devant toi. Tu vas vivre des moments magiques, des joies sans nom que tu voudras ancrer dans ta mémoire pour être sûre de ne jamais les oublier. Profite de ces moments-là, ils sont si précieux. Mon plus grand regret est de ne pas être là pour en être témoin. Tu auras aussi des peines, c’est inévitable ma puce. Je ne te le cache pas, tu auras mal, tu verseras des larmes, tu voudras baisser les bras. Mais cela fait partie de la vie, n’essaye pas de lutter contre. Je veux m’assurer que tu seras bien armée pour l’affronter. Je veux que tu vives en battante, en n’oubliant jamais qui tu es. Non, ne l’oublie pas. Celle que tu es, cette sensibilité que tu préfères camoufler est ce que tu as de plus précieux. Tu es capable d’accomplir de grandes choses, si seulement tu crois en toi et en tes rêves. Le secret est de garder la tête haute et le cœur accroché. Tu es ma plus belle victoire, celle qui dépasse toutes les espérances. Je t’aime ma petite fille, plus que ma propre vie.

      

Juillet 1998, Toulon, France

« Bon alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Tu entres ou quoi ? »

Je suis debout, collée à la porte comme une moule à son rocher. Il doit se dire que j’ai un balai dans le derrière. Je ronge mon huitième ongle, me gratte la joue et du temps par la même occasion. « Allez, sérieux, fais pas ta coincée ! »

Je savais bien que j’aurais pas dû mettre ce caleçon moulant ! J’ai les mollets serrés comme des rouleaux de printemps là-dedans ! Et pour rajouter une cerise sur le gâteau ou une goutte dans le vase, j’ai choisi de mettre mes Doc lacées jusqu’aux genoux ! Sans parler du mascara qui va dégouliner façon panda !Et puis, j’aurais dû mettre du coton. Ouais, enfin le coton ça se remarque peut-être pas s’il touche avec les yeux mais s’il se met à …

Un pas en avant, deux, …aïe ! Le rebord du lit, que j’aurais pu éviter si j’étais pas fixée sur les boutons qu’il a dans le cou.

« Mets-toi à l’aise un peu ! » Comment ça ? Genre « Hé, tu trouves pas qu’il fait un peu trop chaud ici ? » Mais quelle idée j’ai encore eu là ! Bravo Maggie, tu connais à peine l’énergumène, tu sais toujours pas si c’est Théo ou Thomas et pourtant là tu es assise comme une nullarde sur ce qui lui sert de lit. Voilà qu’il me touche l’épaule. Je vais porter plainte pour attouchement !

« Ca va bébé ? Je vais pas trop vite ? » Un petit sourire fera l’affaire.

Il est pas si mignon que ça en plus. On dirait qu’il a de la pâte à choux au lieu de tablettes de chocolat. Et maintenant, je fais quoi moi ? Si je bouge pas je vais passer pour la prude du coin ! Allez, je pose un doigt sur son bras…la main…Ah tiens, il a le coude pointu. Et le voilà qui prend la confiance et soulève mon sweat. Sweat, caleçon et grolles en cuir en plein été, du grand n’importe quoi ! Et là…il m’embrasse ce naze ! J’ai mangé un gros kebab plein d’oignons je te préviens mon vieux. Est-ce qu’il va mettre la langue….Ahhhh beurk, super dégueu ! Il s’approche de ma nuque et m’effleure la peau. Je connais cette sensation. Comme un cheveu qui gêne dans le dos, qu’on voudrait attraper mais qu’on ne trouve jamais. J’attends, il continue son cirque et je me dis qu’à force de fixer sa moquette caca d’oie et son tapis de Ronaldo, je vais finir par avoir la nausée. Et c’est là que je sens ses mains qui trifouillent à la recherche de ma fermeture éclair…Te fatigue pas, y’en a pas…Aïe, aïe, aïe, je suis cuite ! Le pire c’est que ce matin j’ai même pas pensé à (…).

 

                  Décembre 1998, Cherbourg, France

Une foule regroupée au milieu de chênes décharnés. Visages baissés, mains enlacées. Chacun s’est accordé sur la couleur à porter. Maggie, les yeux salés, la gorge serrée. Un mauvais rêve. Vite, il faut se réveiller. Son père à ses côtés ; devant eux sa maman, allongée.

 

Octobre 1999, Toulon, France

Etienne. Oxygène. Exister pour quelqu’un. Croire en la vie. L’amour. La peur et l’angoisse aussi. L’abandonnera-t-il aussi ?

 

Décembre 1999, Toulon, France

Maman,

Un an que je me bats dans les flots. J’ai perdu le cap et mon ancre le jour où tu m’as quittée. Je ne vis pas, je survis. Pour qui, pour quoi ? Je ne sais pas bien. Par lâcheté sans doute, par peur de te rejoindre et de regretter d’avoir quitté le navire trop tôt. Il y a des soirs où le chagrin me prend à la gorge sans crier gare, des soirs où je réalise que tu ne seras plus jamais là. Cette douleur est indescriptible, sans pareille. Elle est ce qu’il y a de pire. Elle est la mort. Celle qui l’emporte sur la vie. Dans ces moments de détresse je pense à ce que tu m’as écrit. Je puise au fond de moi le courage que tu m’as légué et je lutte. Je me bats. Pour toi. Comme j’aurais voulu que tu le fasses si c’était moi là-haut. Je m’interdis de gâcher la vie que tu as eu tant de mal à donner. Durant dix-huit ans tu m’as portée, quitte à t’essouffler, avec tes petits bras de maman. Et ça je ne le détruirai jamais. Je te promets qu’un jour ma main tiendra de nouveau la tienne et que plus rien ne pourra nous séparer. Mais j’ai encore tant de belles choses à vivre et de rêves à réaliser. Attends-moi, j’arrive, et promets-moi une seule chose : que tu veilleras sur papa.Courage ma petite maman, je t’aime. Plus que ma propre vie.

 

Novembre 2000, Aéroport Charles de Gaulle, Paris, France

Son père en mer, elle dans les airs. Son premier vol. Hôtesse. Tu es capable d’accomplir de grandes choses, si seulement tu crois en toi et en tes rêves. Son rêve le plus fou.

 

Août 2001, New York City, New York

« James pour un gars, Zoé pour une fille !

– J’aime pas tellement James moi, ça fait trop anglais !

– Oui, parce que j’ai vécu aux États-Unis presque toute ma vie, patate !Et puis c’est moi qui vais ressembler à un baleineau pendant encore huit mois, alors c’est moi qui décide !

– De toute façon, ce sera une fille je le sais et elle sera belle comme sa maman. ». Etienne.

 

Septembre 2001, Logan Airport, Boston, Massachussetts

Destination : Los Angeles, Californie. Maggie angoissée. Son collant filé. Les plateaux repas à moitié prêts. Trop tard, voilà les premiers passagers. 7 h 59 : décollage du Vol 11 American Airlines. Ciel dégagé. 8 h 25 : café renversé. Énervement et perte de temps. 8 h 28 : du sang, des pleurs, des cris. 8 h 32 : adieu Capitaine. 8 h 38 : je serai là à ton réveil, tu ne sentiras rien du tout. 8 h 45 : dernière bouffée d’air. 8 h 46 : le vide.

 

Septembre 2001, aux quatre coins du monde

Télévision. Radio. Journaux. Une image. Une date : le 11 septembre 2001.

 

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