» Sans moi » par Jérémy Gallet

Publié le: Oct 20 2017 by Anita Coppet

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« Ce ne serait pas si grave de naître dans une famille dont les parents sont tatoueurs. Encore moins de demander, à cinq ans révolus, pourquoi papa et maman ont appelé leur salon « Viens voir, tonton ». Au demeurant, puisqu’il s’agit de rassurer le jeune garçon qui se demande pourquoi l’on répond rarement à ses questions, il faudra lui rappeler des évidences : oui, tes parents t’aiment, observe tous les cadeaux qu’ils t’ont offerts. Mais, en vérité, ils n’ont jamais vraiment eu de temps pour toi. Ta naissance, petit bonhomme, a été occultée par l’ouverture du commerce dans lequel tes géniteurs avaient investi tant d’espoirs. Et le reste a suivi…»

 

L’auteur de ces lignes s’avoue le rejeton d’un couple devenu fier. On ne le dirait pas en le lisant. Pourtant, l’affaire est connue : sans l’avoir totalement accompagné, on se félicite que le petit ait grandi, la tête bien faite et bien pleine : et pour cause, il n’était pas prévu que le jeune homme présente le concours de l’Ecole Normale Supérieure. Eux, ils n’ont pas fait de longues études. Mais ils ont mis tout leur cœur pour que Vincent réussisse. Ils lui ont offert de bonnes conditions matérielles. Jusque-là, ça n’a pas trop mal fonctionné.

 

Finalement, est-ce qu’on ne l’a pas toujours su qu’il était doué ? Sans doute, on l’avait deviné depuis longtemps : lorsqu’il est né, on l’a trouvé beau et éveillé : un nourrisson qui ne pleurait pas trop… il regardait beaucoup. Il enregistrait. Parfois, il s’énervait. Quand même, pas tant que les autres, dont on a pu constater l’agitation quotidienne. Les voisins avaient des enfants du même âge.

 

Un mois plus tard, on a ouvert notre commerce, les clients sont arrivés, on ne pouvait pas le gérer entièrement. On demandait à sa grand-mère ou à la nounou de s’en occuper. Lorsqu’on venait le chercher, elles étaient impressionnées. Elles disaient que oui, en effet, ça promettait, ce petit bout-là. A trois ans, en maternelle, il posait déjà des questions sur la mort, l’origine du monde, l’espace. Ses phrases, c’était quelque chose. Nous, on lui parlait peut-être trop comme à un bébé. On continuait à l’endormir avec les mots qu’on pouvait. Il en aurait voulu d’autres, ça se sentait.

 

Ils pensaient qu’il était encore un tout petit. En même temps, ils auraient aimé qu’il grandisse plus vite.

 

Vincent était décidé à suivre un chemin où il marcherait sans eux. Après tout, c’est le destin de tous les enfants qui grandissent normalement.

 

Oui, mais très vite, il s’est séparé de nous. On ne lui convenait pas. Les derniers temps où on le voyait à la maison, le week-end, il faisait la gueule à table. Je crois bien qu’il fréquentait déjà Pauline. Elle ne nous aimait pas. Elle nous traitait de ploucs et notre fils répétait ce qu’elle disait, ce mot-là, il le faisait bien rire, au fond.

 

« Cela s’appelle sans doute la honte. Je l’ai éprouvée à bien des reprises et très tôt.  Par exemple, lorsque j’avouais à mes copains de primaire que mes parents étaient tatoueurs, je savais bien qu’ils allaient se foutre de moi. Eux, c’étaient des fils d’ouvriers, il n’y avait pas de quoi frimer. Leurs parents ne s’occupaient pas plus d’eux que les miens. Mais ils avaient conscience d’appartenir à une catégorie opprimée, alors que mon père et ma mère vivaient de leur propre travail. On ne se formule pas la réalité en ces termes, lorsqu’on a dix ans, mais on pressent le poids des inégalités et l’on sait parfaitement d’où l’on vient ».

 

Les enfants de sa classe, on voyait qu’ils ne suivaient pas aussi bien que lui. Au CP, déjà, on voulait lui faire sauter un niveau. Il écrivait très bien, il savait lire depuis longtemps. On ne sait pas comment il a fait, ma mère lui prêtait plein de BD, il les prenait et c’était comme une éponge. Les lettres, les phrases, tout, ça rentrait. Quand il regardait la télé, c’était pareil. Le sommaire du journal de TF1, il l’avait rapidement compris.

 

Ca rentrait si facilement que le petit a été repéré dès le collège de secteur, classé REP. Les professeurs se sont passé le mot : il existait quelque part, dans cette masse de zoulous qui ne savaient pas écrire et les importunait, une clarté qui justifiait leur existence professionnelle. Certes, ils étaient de bons enseignants républicains, soucieux d’égalité. Cependant, la lueur de l’excellence les affolait comme des phalènes.

 

Ils voulaient l’avoir, ce Vincent. Ils en parlaient entre eux. C’était l’élève modèle, qui travaille bien, qui participe. Jamais un mot plus haut que l’autre et toujours prêt à aider ses petits camarades. Mais eux, ils étaient jaloux. Ils le traitaient d’intello. On lui répétait que dans les grandes classes, ça serait forcément être mieux.

 

Les grandes classes, pour eux, ses parents, ça se jouait à partir de la seconde et ça devenait une sacré affaire. Ils n’y étaient jamais parvenus.

 

A quinze ans, Vincent Landre s’est envolé du nid familial, afin de rejoindre l’internat du grand lycée de la ville. Ce serait plus commode. Les trajets de l’établissement jusqu’à la banlieue où il résidait auraient été trop fatigants. Il avait émis le souhait de partir. En vérité, il en était soulagé. Le commerce de ses parents commençait à péricliter et l’ambiance au domicile avait tourné au vinaigre.

 

« Toujours pas de temps à me consacrer, davantage seulement pour constater l’échec de leur vie professionnelle. La sociologie du quartier avait été impactée par les mutations urbaines et la clientèle avait migré ».

 

Au même moment, croyant dans les vertus de la méritocratie républicaine, le brillant lycéen mettait les bouchées doubles pour ficeler le meilleur dossier possible et rejoindre l’hypokhâgne du lycée le plus prestigieux de la ville. Ses professeurs lui prédisaient une destinée royale, sa professeur de français de terminale L l’avait inscrit au concours général.

 

Or, le jour des épreuves, il avait paniqué. Trop de pression sur ces épaules. Il promettait de faire mieux et de donner rapidement des nouvelles, quand il aurait rejoint les cimes qu’on lui promettait. Ce serait une façon de tous les remercier : ses enseignants qui l’avaient parfois admonesté, lorsqu’il cédait à la facilité, rechignait à approfondir son travail, et ses parents -oh oui, ses parents-. Au fond, ils avaient bien agi, si l’on n’oubliait pas qu’ils s’étaient fait eux-mêmes. Et il ne leur en voudrait sûrement pas, puisque leur implication dans ce commerce et les indéfectibles sentiments qui les liaient, avait engendré les favorables conditions sans lesquelles un petit enfant ne peut correctement faire ce que l’école lui demande. En somme, c’est ce que lui avait martelé sa grand-mère, avec sa gouaille habituelle, pour laver à grands eaux les traces d’amertume et les plaintes de moins en moins sourdes que son petit-fils laissait filtrer dans des phrases ajourées. Ecoute, disait-elle, ils n’ont sans doute pas été là pour faire les devoirs tous les soirs, mais on s’est très bien débrouillés, toi et moi.

 

Lorsqu’il a eu son bac avec mention très bien, ses parents ont organisé une grande fête de famille. Ils n’avaient plus beaucoup d’argent, papa commençait à boire un peu plus. Au moins, le fils sauverait l’honneur. Il porterait hauts les couleurs de son patronyme. Son grand-oncle le lui avait rappelé, en lui mettant sous le nez son doigt accidentellement sectionné.

 

« Je suis tombé amoureux de Pauline quand j’ai eu 18 ans. Je l’ai rencontrée en hypokhâgne. Elle me trouvait doué, se désolait que je ne me démène pas plus pour un roman dont j’avais largement défini les contours. De toute façon, je ne l’aurais pas publié, ce texte. Il me suffisait d’aller simplement au bout d’un projet d’écriture. Jusque-là, je n’y étais jamais parvenu. Mais elle continuait de me harceler, en menaçant de me quitter si je ne le faisais pas. En somme, il ne fallait pas grand-chose pour lui plaire : juste être jeune, avoir un soupçon de talent littéraire, promener sa gabardine et une sorte de regard fatigué sur le monde, singer les habitus du milieu bourgeois dont elle connaissait les codes depuis son enfance. Elle se trouvait bien à sa place, dans cette filière où d’autres se prenaient aussi pour de jeunes romantiques, juchés sur leur culture. Je n’en étais pas. »

 

                                                                      ***

 

Il est prévu qu’aujourd’hui, mardi 15 septembre, tous se réunissent dans la cour du lycée pour un hommage rendu à Vincent, dont on a retrouvé la lettre inachevée, près de son lit. Pauline a récupéré le manuscrit que ses parents avaient conservé, sans y jeter un coup d’œil. Il était en évidence sur le bureau du jeune homme. Elle le confiera à son

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