« Omar » Jean-Sébastien Dumielle

Publié le: Jan 28 2018 by Anita Coppet

Dans quelques minutes, Omar aura terminé son service. Cela fait maintenant sept heures et cinquante-huit minutes qu’il sonde l’âme humaine. Au sommet de son art, ce modeste employé n’a jamais été plus clairvoyant sur l’espèce « Homme » qu’aujourd’hui. Aussi lucide sur chacune des caractéristiques de chacune des petites briques qui la compose : les hommes.

Depuis son plus jeune âge, Omar s’est révélé doué de ce talent. Un instinct incroyable qu’il eut rapidement l’intelligence de n’écouter que lorsqu’il le fallait. Enfant déjà, après avoir refusé la barque d’un passeur, sa famille entière vécut l’horreur. La frêle embarcation sombra à quelques miles de la côte, engouffrant sous leurs yeux pétrifiés les fantômes de leur destin. Si Omar n’avait pas eut l’instinct d’assumer sa prémonition, c’est sa fratrie toute entière qui aurait disparu. Et c’est dans ces circonstances tragiques qu’il prit conscience de son talent. Durant l’épique voyage qui s’en suivit, son art ne cessa de s’améliorer. Il savait lire derrière les mots, des enfants comme des adultes. Il n’entendait pas leurs paroles, il lisait leurs yeux. Il ne voyait pas leurs barbes, mais les mensonges qu’elles cachaient. Les sourires n’étaient pour lui que de grands livres ouverts. Rarement seulement, il se trompait. Son enfance puis son exode de Syrie en firent un jeune adulte à qui la France et l’Amour ouvrirent les bras. Il eut rapidement trois beaux enfants d’une femme qu’il aimait. Forcé de nourrir ces bouches voraces, il trouva vite un travail mais ne fit jamais d’études. Les années passèrent, les enfants réussirent, se marièrent et le firent grand-père. Un rôle que notre homme aimait et qui emplissait tout son cœur.

Son tabouret haut lui fait mal aux fesses, il change de position en attendant que la cabine 3 se libère. D’un geste maitrisé il gratte sa barbe naissante et se force à se redresser. Le kiné lui a bien dit : malgré son âge il faut se tenir droit pour préserver sa colonne. Il tend tous ses muscles, et se redresse comme un jeune homme. Mais le bruit de la nouvelle chasse d’eau Villeroy & Bosch le met automatiquement en alerte : “Plus que trois secondes” se dit-il. “Pshhhhhhhhhhfrouuuuuuu …. trois, deux, un, ça y est”. 

Ce qui pourrait maintenant passer pour une simple succession d’évènements, est en fait un terrain d’analyse prospère pour Omar. “Clic” : l’homme remet sa ceinture. Boucle d’une qualité médiocre, faux cuir. Gestes rapides et maîtrisés. Trois secondes plus tard “Clac” : l’homme a ouvert le verrou et poussé la porte sans violence. Cinq secondes plus tard “Fshhhhhhuuuuu”: les mains de l’individu se frottent sous le jet d’eau automatique, le savon les débarrasse  de tous les microbes accumulés dans la journée, le siphon aspire le mélange mousseux et toxique. Alors qu’Omar se demande bien ce que ces mains ont pu toucher avant d’être purifiées par le lavement, il compte … Huit secondes pour le lavage et “Bvvvvvvvpshbrouvouuuuuupsh”  le sèche main est activé. Si un deuxième se lance c’est que l’homme n’a pas égoutté ses mains, et n’a cure de sauver la planète. Le cycle de douze secondes s’achève et déjà le bruit des chaussures sur le carrelage débute, suivie de près par les quatre roulettes de la valise Samsonite noir. Un pas sûr, régulier et assuré dès le début de la marche. “Pas de sourire, mais 1€20 sans s’arrêter et sans doute un regard franc” pronostique Omar suite à son analyse. 

L’homme apparait alors, sans surprise, il lève ses grands yeux sur Omar, dépose 1€20 dans la coupelle posée à ses côtés et le salut de la tête sans prendre le temps de s’arrêter. L’air blasé, Omar le remercie d’un signe de tête, encore surpris par la constance de son instinct. Il se remémore régulièrement son plus grand coup. Un jeune premier, la vingtaine, habillé de la tête aux pieds par un couturier anglais et coiffé impeccablement, les cheveux noirs lissés en arrière. Il n’avait rien avec lui, ni valise ni attaché case. Ses yeux pétillaient de vie et son être tout entier rayonnait de confiance. Cette confiance que seul un grand succès de jeunesse peut apporter. Il n’avait pas de montre non plus. Mais Omar avait remarqué ses mains grossières, signe discret mais probable d’une origine modeste. Il s’était alors dit “100€ au minimum et un grand sourire honnête, peut-être quelques mots”. Une fois son affaire terminée, l’homme au costume anglais se posta droit devant Omar et entama la conversation. Après cinq minutes d’une discussion rafraichissante, IL donna une franche poignée de main à Omar et disparut, non sans avoir discrètement laissé deux billets de 50€ dans la coupelle. Omar s’en saisit le sourire aux lèvres puis, en bon professionnel reprit rapidement la pause : l’air morose, le dos un peu vouté, le balai vif. Vous l’aurez compris notre cher Omar n’est rien d’autre que l’homme pipi de l’aéroport. Légendaire dans le milieu, inconnu en dehors. La formule magique du bonheur.

Alors qu’Omar se remémorait cet agréable souvenir, il fut ramené à la réalité par une voix chaude et forte : “Puis-je vous offrir un café ?”. 

L’individu porteur de l’offre passa immédiatement au radar d’Omar. Probablement de la même origine que lui, un homme âgé dont le visage long et fin se terminait par un sourire discret mais charmeur. Sa peau semblait douce, les rides de son visage soulignaient son âge. Cependant son calme général contrastait avec le pétillement intelligent de ses yeux. Ses grandes mains étaient gantées, son costume de bonne facture, sur mesure et bien porté. 

  • Puis-je vous offrir un café ? Cela ne vous prendra pas beaucoup de temps et ce que j’ai à vous offrir vous plaira surement, insista-t-il. 

Sans toutefois répondre, Omar toisa l’homme, lâcha son balai et, conforté par son instinct lui signifia par un grand sourire qu’il était prêt à le suivre. Les deux hommes s’emboitèrent le pas. Notre héros se demandait combien il perdrait d’argent pendant son absence, mais réalisa que le moment était parfait, juste entre deux vols. 

  • Quel est votre nom ? Interrogea l’homme. 

Omar ne répondit pas, cela ne choqua pas l’homme. 

  • Cette table vous convient-elle ?” Demanda-t-il ? Omar opina et notre couple s’installa. 

L’homme enleva ses gants, les posa sur la table, commanda deux cafés et deux verres d’eau puis plongea ses deux grands yeux dans ceux de son interlocuteur.

  • Mon cher, pardonnez-moi cette intrusion dans votre travail, mais voyez-vous à mon âge, on ne s’embarrasse plus de préséance. Vous avez des petits-enfants n’est-ce pas ?

 Omar ne répondant pas, notre homme poursuivit.

  • J’imagine que oui. Et comme je ne veux pas abuser de votre temps, J’irai donc droit au but. Je suis au courant de votre talent que j’ai pu vérifier à plusieurs reprises en vous observant. Je n’ai moi-même aucun talent, autre que celui de dénicher ceux qui en ont. 

L’homme scrutait l’effet qu’il produisait sur le visage d’Omar. Mais ce dernier restait aussi impassible qu’un bon joueur de poker.

  • Je dispose d’une grande fortune que j’aimerais offrir à des œuvres. Cependant il m’est impossible de comprendre quelle cause pourrait être la plus juste. Est-il possible de préférer aider un enfant cancéreux que la cause animal, je vous le demande ? A défaut donc de choisir une œuvre, j’ai décidé qu’il fallait choisir un homme. Un homme de passion et d’honneur, qui ne saurait rien faire d’autre que défendre cette cause, jusqu’à son dernier soupir.” 

Omar, constant de caractère restait muet.

  • Voyez-vous, votre service se termine maintenant dans … une heure et 25 minutes. C’est juste le temps que je vous demande pour m’aider à choisir. Dans trois minutes exactement, trois hommes vont sortir de la porte du hall 5. J’aimerais qu’au moins l’un d’eux puisse hériter de ma fortune. Sur mes ordres leur l’hôtesse de l’air les a bien servis en boisson, puis a condamné les toilettes de l’appareil, les contraignants à une escale forcée dans les vôtres. Omar c’est tout simplement de votre talent dont j’ai besoin. En les observant, pouvez-vous me dire lequel de ces trois hommes, est le plus honnête et passionné. Ils arrivent dans 2 minutes.” Omar qui pensait jusqu’alors bien maîtriser l’affaire, commença à s’éveiller. Excellent observateur, il n’excellait pas à l’oral. Cependant fidèle à lui-même, il ne laissa rien transparaître de son émotion et articula simplement.
  • C’est entendu Monsieur, si c’est pour la bonne cause”. Il termina son café. Mais comment pourrai-je les reconnaitre ?
  • Ils ont tous des bracelets verts marqués “VDT séminaire » répondit l’inconnu.
  • Je vous retrouve ici ? L’autre acquiesça.

Omar se leva et rejoint son poste. Il installa sa coupelle, reprit sa pose sur son balai et attendit. Sans surprise, les trois hommes apparurent, visiblement pressés d’atteindre les WC. Tous trois étaient en urgence absolue, totalement stressés par des vessies sur-tendues. Certains pensent que seul l’ébriété ou le temps peuvent vous faire connaître un homme, mais l’urgence est aussi un bon catalyseur. L’entrée des toilettes étant trop étroite pour que trois y passent de front, les candidats à l’héritage durent s’ordonner. Le plus maigre le premier se fraya un passage, tandis que le plus fort passait derrière. Le troisième fut donc dernier, mais aussi le seul à saluer l’homme pipi. S’en suivit une succession de bruits, délicate symphonie pour Omar, vulgaires bruits pour d’autres. Les sens aux abois, l’expérience au travail, il faisait tout feu de son talent et dressait simultanément le portrait de chacun des trois hommes. Certes il est difficile de croire qu’en si peu de temps et en un tel endroit, il était possible de lire l’âme humaine comme il le faisait. Mais c’est ainsi que l’on distingue les génies des gens normaux : ils réussissent où nous échouons, ils brillent où nous sombrons. Sans surprise, ses prédictions de pourboires furent toutes exactes au centime près. Les trois hommes se dissipèrent comme ils étaient apparus, sans se douter une seconde qu’ils venaient d’être lus par le maître. 

– Alors mon cher, je ne peux plus attendre, à qui des trois dois-je donner ma fortune, lequel vous a semblé le meilleur homme ?

  •  « Puis-je vous poser une question ?
  • Je vous en prie !
  • Quelles valeurs fondamentales doit avoir votre homme ?
  • Passion … honnêteté … persévérance …
  • Aucun des trois ne possèdent ces trois valeurs, déclara Omar qui reprit : S’il ne devait en avoir que deux ?
  • Passion et honnêteté … 
  • Aucun des trois ne possèdent ces deux valeurs
  • C’est décevant. Reprit l’inconnu qui tenta une dernière qualité. Et la passion demanda-t-il ?

Omar sourit.  

  • Les trois sont passionnés. Le premier par l’importance que sa mission donne à sa personne, plus que sa mission elle-même. Le deuxième par sa mission, en oubliant sa personne. Le troisième enfin, par sa mission et sa personne.
  • Je vous remercie Omar, Je vous fais entièrement confiance. Mais voyez-vous je n’ai pas l’habitude des charades. S’il s’agissait de votre argent et que vous souhaitiez un monde meilleur, au quel de ces hommes donneriez-vous le magot d’une vie entière de travail ?
  • L’Amour m’a enseigné la confiance et la vieillesse l’humilité. Je ne pourrais vous dire à qui donner l’argent. J’ai bien mon avis sur l’homme qui des trois est le plus indiqué. Mais aucun ne rivalise avec ce que l’Amour de votre famille pourrait accomplir. Vos convictions et l’éducation que vous leurs avez prodigué sont un héritage bien plus grand que votre argent. Vos billets ne sont que le moyen de faire vivre vos idées. Allez leur parler, partagez votre rêve, et assurez-vous que le nom que vous avez toujours défendu, soit associé à tout ce que vous auriez vraiment aimé faire. Vous disiez me connaître et pensiez tout savoir, mais c’est l’inverse qui est exacte. Je sais qui vous êtes, car vous aussi êtes passé dans mon univers. Vous êtes un poète qui a juste oublié, de lire ses poèmes à ses enfants.”

 Sans même saluer son interlocuteur, qui du reste était mouché, Il s’en fut alors reprendre son poste étranger d’observateur discret.

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